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l’antique Germanie, parce que les Arabes sont à peu près arrivés au même point de l’évolution économique que les Germains du temps de Tacite. C’est un peuple de pasteurs qui cultive la terre accessoirement, et qui en est au début du régime agricole. Seulement les Arabes en restent là depuis le commencement de l’histoire, tandis que les Germains sont arrivés à la propriété individuelle et à la culture intensive. En Algérie, on rencontre des régimes agraires très divers. En Kabylie, les champs sont délimités, souvent clos de haies : les titres de propriété sont en règle et très détaillés ; ils mentionnent même le nombre d’arbres de chaque espèce que les héritages contiennent. Dans les oasis plantées de palmiers, on rencontre aussi la propriété individuelle. D’après les idées musulmanes, la terre appartient au souverain, mais en fait c’est la tribu qui exerce le domaine éminent. La part d’une famille, mechetas, reste indivise entre les ayant-droit ; ils la cultivent en commun et partagent les produits. Le co-propriétaire peut vendre sa part ; mais les autres membres de la famille ont le droit de cheffa, c’est-à-dire celui de reprendre la part vendue en restituant le prix. C’est le retrait-lignager, autrefois partout en vigueur en Europe, et qu’on retrouve dans les communautés de village de tous les pays. Dans certaines tribus, notamment du côté de Constantine, les terres sont annuellement réparties par le cheik ; dans d’autres, les familles les conservent, mais sans pouvoir les aliéner. Les terres sont divisées en lots nommés djebdas, correspondant à l’étendue qu’une paire de bœufs peut cultiver et mettre en valeur, c’est-à-dire de 7 à 10 hectares. La jurisprudence musulmane reconnaît quatre sortes de propriété, celle de l’état, blad-el-beylick, celle des corporations religieuses, blad-el-habous, celle des particuliers, blad-el-melk, enfin celle des communautés, blad-el-djemâa. C’est ce dernier genre de propriété qui répond à la mark germanique[1].

  1. Les Arabes, en créant le système des irrigations en Espagne, y ont aussi établi des institutions d’administration collective pour la répartition de l’eau, très semblables à celles qu’on rencontre dans la mark germanique pour l’administration de la forêt. Les règlemens de l’acequia du Quart, près de Valence, datant des Maures, mais rédigés de nouveau en 1350, établissaient l’organisation suivante. Tous ceux qui avaient droit à une part de l’eau d’irrigation se réunissaient en « junte » générale tous les deux ans au printemps. La junte faisait les règlemens, nommait le syndic, les huit electos, le juge (contador). Ces fonctionnaires élus constituaient la junte ordinaire, et avaient le pouvoir exécutif et judiciaire. Le syndic, qui devait être un cultivateur, était nommé par l’assemblée générale sur une liste de trois candidats dressée par la junte ordinaire, de concert avec le syndic sortant. Il surveillait les travaux, recouvrait les créances et les amendes, et rendait compte de sa gestion à l’assemblée générale. Tous les jeudis, il siégeait devant le porche de la cathédrale, avec les electos, pour juger les délits et les contestations relatives aux prises d’eau. Le contador vérifiait les dépenses ; il était rétribué. Son mandat était de durée illimitée, mais révocable. Dans la huerta de Valence, le tribunal ou cort des acequieros se composait des syndics des sept acequias qui servaient à l’arrosage de la huerta. Ce tribunal, nommé cort de la Seo, se réunissait devant la cathédrale, et du temps des Maures devant la mosquée, tous les jeudis, et jugeait tous les délits et contestations relatifs à la distribution de l’eau. La sagesse des décisions de ce tribunal, uniquement composé de paysans, était célèbre dans toute l’Espagne. Cette organisation des acequieras des Maures est tout à fait semblable à celle de nos sociétés anonymes ou à celle du township anglo-saxon. Les associés se gouvernent et se jugent eux-mêmes ; ils administrent librement leurs intérieurs ils élisent leurs fonctionnaires, ils délibèrent et font des lois. C’est le gouvernement républicain et le régime parlementaire.