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et ces philosophes, ces saints, n’étaient d’aucun parti. Flavien fléchissait la colère de Théodose contre Antioche ; il ne traitait pas l’empereur et la révolte sur le même pied. Un citoyen à ses risques et périls se jette dans la mêlée des opinions ; le poète en fera-t-il autant ? M. Hugo a confondu deux rôles distincts. Voilà ce qui enlève à la seconde moitié du livre, avec la sympathie du public, le grand caractère de la première moitié. Ce n’est plus la voix de la patrie qui parle : elle aurait tenu un langage plus triste ; elle aurait respecté ses magistrats et ceux qui agissaient en leur nom.

Est-ce à dire que cette seconde moitié est à rejeter tout entière ? Il s’en faut certes ; seulement le vrai, le bon est enchevêtré dans l’injuste et le passionné. Non, le beau ne peut se détacher entièrement de la vérité ; pour le malheur de l’humanité, la pensée peut s’altérer et déchoir sans perdre tous les rayons de sa primitive splendeur. Quand il en est ainsi, l’artiste emporte avec lui bien des souvenirs de son talent : il n’emporte pas la justice et la vérité comme un bagage du génie ; ces nobles choses, pour qui sait les comprendre, ne changent point de place. Le vrai et le juste tendent à un même sommet que le beau ; c’est là-haut que les idées éternelles se rejoignent, là-haut qu’est la pure et véritable gloire. S’il plaît à l’artiste de s’en écarter, il descend déjà la pente. On nous permettra d’essayer comme un triage dans cette seconde partie de l’Année terrible ; afin que l’expérience que nous tentons pour le public soit autant que possible décisive, nous la ferons sur la pièce la plus hardie, d’autres diraient la plus violente : A ceux qu’on foule aux pieds.

Si M. Victor Hugo avait voulu être en même temps le citoyen républicain qu’il est et le poète patriote et impartial que nous rêvons, il n’aurait pas d’abord revendiqué pour lui seul le mérite d’avoir des entrailles, il n’aurait pas dit :

Celui qui n’a jamais fait le mal, et qui pleure…


Qui peut écrire ce mot, faisant partie de cette humanité faible et de ce siècle plein d’obscurité ?

Quel est celui
Qui s’écrira : « Je suis l’astre, et j’ai toujours lui ;
Je n’ai jamais failli, jamais péché ; j’ignore
Les coups du tentateur à ma vitre sonore ;
Je suis sans faute. » — Est-il un juste audacieux
Qui s’ose affirmer pur devant l’azur des cieux ?


C’est ce qu’on peut lire dans ce même volume. En quoi l’auteur est-il plus impeccable au mois de juin qu’au mois de février ? Surtout le poète que nous cherchons n’aurait pas prononcé le mot d’opprimés devant une victoire nécessaire de la nation, devant la loi qui n’a pas