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début, l’invasion du pays suivait de si près la déclaration des hostilités, qu’on doit se demander si l’administration de la marine n’eût pas montré un égoïsme coupable en cherchant, par quelque escarmouche heureuse préparée à grands frais, à détourner pendant quelques jours et uniquement à son profit l’effort qu’entreprenaient nos arsenaux et nos ateliers de remplacer dans nos armées de la Loire et du nord le matériel englouti par nos précédens désastres.

Après avoir renoncé à une attaque sur Kiel, laquelle, vu le manque de troupes de débarquement, n’offrait plus de compensations suffisantes en regard de sacrifices énormes, après avoir abandonné tout projet d’escarmouches dont les préparatifs eussent exigé un temps considérable pour n’aboutir qu’à des satisfactions dérisoires d’amour-propre en face des événemens qui ensanglantaient notre propre sol, la marine devait-elle avec ses moyens, en utilisant simplement la flotte qu’elle possédait dans la Baltique, entreprendre une guerre de ruine, une guerre de destruction aveugle sans autre but que le mal à faire, sans autre mobile que la haine sauvage ? Si notre flotte est coupable à cet égard, le pays ose-t-il renier, même aujourd’hui, sa part de culpabilité ? Pendant la guerre de Crimée, pas une voix n’a protesté lorsque les escadres de France et d’Angleterre ont épargné la ville d’Odessa ; pendant la guerre d’Italie, pas une plume française n’a osé demander le bombardement de Trieste. La rançon de Zara ou de Lessine a-t-elle jamais été discutée soit parmi les conseillers du gouvernement, soit parmi les officiers de l’amiral Romain-Desfossés ? La guerre terminée, quelqu’un a-t-il fait un reproche à notre escadre de son excès de générosité ? Les procédés dont nous venons d’être victimes et le silence qu’ont gardé à cet égard les nations étrangères semblent établir que nous avons eu tort, que la guerre ne reconnaît plus de populations inoffensives. Le succès parait avoir donné sa consécration à ce code que nous n’avions jamais connu, et d’après lequel le rachat seul préserve les villes du bombardement, la vie des notables devient la garantie des réquisitions, le courage et le patriotisme imputés à crime chez les vaincus sont condamnés comme actes de trahison. En dépit de cette consécration de la force, quel est celui d’entre nous qui ne se sent pris d’estime pour la mémoire de l’amiral Bouët-Villaumez, ne voulant plus, en face de la population d’une ville fortifiée, mais impuissante, Colberg, donner le signal d’exécution d’un ordre dont il a préparé lui-même les détails, et se retirant sans emporter l’honneur trop brigué chez nos ennemis d’une rançon ou d’un bombardement ? On a voulu motiver la mesure de respecter les villes ouvertes par des considérations politiques, établir qu’il eût été imprudent d’user de représailles envers nos ennemis quand les armées