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amies, ne trouvant pas sans doute que la balance de son cœur indiquât aucune différence de poids entre ces deux affections, a voulu les réunir dans un même témoignage de regret reconnaissant. Une seule pierre les recouvre, une seule inscription les pleure : A mes amies Célestine-Hortense. L’épitaphe est en vers boiteux ; la voici, mais légèrement épurée de ses incorrections que notre mémoire n’a pu retenir.

Vos beaux jours ont passé comme la fleur des champs,
Qui naît et se flétrit dans un même printemps.
Vous n’êtes plus, vous, ô mes fidèles amies,
Vous dont le tendre amour embellissait ma vie ;
Vous m’avez laissé, hélas ! triste le cœur,
En perdant mes amies, j’ai perdu le bonheur.
Passant, priez pour mes amies !

Cette égalité de tendresse m’a rendu rêveur, je l’avoue, car en admettant que ce mortel privilégié ait été heureux par ses deux femmes il n’a pas pu l’être de la même manière : il y a eu nécessairement des nuances, et ces nuances auraient dû suffire pour détruire cet équilibre d’amour ; mais voici qui est plus délicat et plus embarrassant, et dont je défie le plus habile casuiste de se tirer. Cet homme a bien pu être marié successivement sur la terre, mais il est certainement bigame dans le ciel, si sa tendresse s’est maintenue si égale qu’il en ait été empêché de faire un choix. Je ne vois qu’un théologien mormon qui fût capable de résoudre cette difficulté ; nous signalons le cas à la curiosité de M. Dixon, l’amusant historiographe des sectes qui reconnaissent le mariage spirituel. Ce veuf deux fois fortuné de Saint-Julien-du-Sault a le plus innocemment du monde, avec son témoignagne un de double tendresse, commis la chose la plus audacieuse qui ait été hasardée depuis l’équivoque petit drame où le grand Goethe présenta comme licite et fondé en nature le mariage de trois âmes. Le naïf ecclésiastique qui permit que cette pierre tumulaire fût placée dans son église n’avait probablement pas lu le drame de Goethe ; mais ce mari si tendre avait certainement nourri son cœur sentimental de Caroline de Lichtfield, d’Amélie Mansfield, de Malvina, de Claire d’Albe, car le jargon de son épitaphe porte le témoignage irrécusable que ces romans et d’autres du même ordre furent ses lectures favorites. Et voilà comment une mauvaise école littéraire peut fausser, chez les êtres naïfs, l’expression de leurs sentimens les plus purs et les plus sacrés. On détail comme celui que nous relevons par le mieux que les dissertations les plus sensées de l’influence de la littérature sur les mœurs. Cette inscription baroque m’en rappelle une autre encore plus extraordinaire qui se trouve dans la charmante église de Saint-Père-sous-Vezelay, et qui donne au voyageur descendu de la montagne