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commencement d’organisation dont il n’attendait plus que l’achèvement, Chénier, dans un discours sur le réveil des sciences, appelle la musique « le plus démocratique de tous les arts. » Le même écrivain, dans un rapport spécial sur l’organisation définitive qu’il proposait de donner à ce grand établissement (28 juillet 1795), met en relief les côtés moraux de l’art musical ; il en montre l’influence mêlée pendant la révolution à tous les événemens intérieurs et surtout à la marche triomphante de nos armées par « ces hymnes brillans que nos braves guerriers chantaient sur les monts de l’Argonne, dans les plaines de Jemmapes et de Fleurus, en forçant les passages des Alpes et des Pyrénées. » L’auteur du Chant du départ attribuait à la musique, avec le privilège de célébrer les victoires, l’honneur plus glorieux encore de les enfanter. Ne l’avait-il pas dit déjà dans ces vers où la Victoire en chantant ouvre la barrière ? Ce qu’il ne pouvait dire de même, c’est que, pour ces hymnes patriotiques, rien ne remplace le chant inspiré en dehors de toute école et de toute académie, c’est que son Chant du départ même, œuvre imposante et forte, paraît peu simple et peu naturel auprès de ce chant martial qui jaillit de l’âme de Rouget de Lisle, de cette Marseillaise dont il ne nous est plus possible aujourd’hui de parler qu’avec tristesse ! L’officiel ne se fait-il pas toujours sentir même dans les meilleures œuvres de cet art de commande ? Le peuple souverain qui s’avance avec une majesté bien compassée dans l’hymne national de Chénier, cette lugubre invocation aux tyrans, auxquels il est expressément enjoint de descendre au cercueil, n’en sont-ils pas comme la marque ? Que d’ailleurs ces chants, ces odes si multipliées dans toutes les solennités, de Chénier et de Lebrun, qui fit aussi son chef-d’œuvre dans sa fameuse ode au Vengeur, que ces compositions, auxquelles souvent Méhul et Gossec ont donné leur énergique accent, trouvent un degré de vérité dans la situation tragique du pays, dans le ton où étaient montés les esprits, c’est incontestable. Qu’a de commun avec ces œuvres d’un talent fort malgré ses inégalités, d’une inspiration parfois réelle au milieu de ce qu’elle a de factice, cette poésie forcenée du rhéteur de la chaire du lycée, de La Harpe, qui trouva moyen là encore de se rendre odieux et ridicule par ces hymnes épileptiques qu’il débitait en s’agitant comme un énergumène devant ses auditeurs stupéfaits ?

Le fer, le fer, amis ! il presse le courage :
Le fer, il boit le sang, le sang nourrit la rage,
Et la rage donne la mort !


Heureusement cet hymne féroce n’eut pas les honneurs de la musique comme d’autres de La Harpe. Ce que la révolution fit de plus permanent et de plus durable