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en fasse l’entreprise, ils deviennent célèbres d’un jour à l’autre. Leurs succès artificiels et souvent sans lendemain leur font perdre l’habitude du travail sincère, de l’effort honnête, de la réflexion et du grand art. A peine touchent-ils à la gloire, que leur talent s’arrête ; ils se reproduisent, ils battent monnaie, et cessent de créer des œuvres sérieuses pour ne plus fabriquer que des marchandises.

Ce n’est pas le talent qui nous manque ; c’est la discipline, le recueillement, le sentiment approfondi, en un mot la conscience. Quand on est trop pressé de réussir, on n’échappe point au charlatanisme. La grande affaire est alors d’avoir un genre à soi, une marque distinctive que le public puisse reconnaître, et dont il garde aisément le souvenir. Ceux à qui la nature a donné une originalité vraiment puissante en abusent dès le début, et l’épuisent sans la renouveler ni la laisser mûrir. Ceux dont le talent est plus vulgaire essaient de se faire une originalité postiche. Avec un peu de persévérance et d’ingéniosité, c’est moins difficile qu’on ne pourrait le croire. Souvent il suffit d’affecter avec ostentation quelque défaut, toujours le même, et de l’ériger audacieusement en système : le public s’y accoutume et finit par l’admirer. On se pose en chef d’école, et le badaud finit toujours par accepter les prétentions des gens qui s’imposent ; parfois même il suffit d’une infatigable reproduction des mêmes scènes. Si le public reconnaît vos toiles sans avoir besoin de lire votre signature, il ne vous en demandera pas davantage. Fier de sa sagacité, il en partagera volontiers l’honneur avec vous ; il répétera votre nom, il fera foule autour de vos œuvres, et si vos tableaux sont d’une dimension portative, vous serez pour toute votre vie un commerçant achalandé.

On a remarqué depuis longtemps qu’il ne se fait plus guère de livres sérieux et que la plupart des écrivains publient leurs travaux à l’état d’essais. La plupart de nos œuvres d’art ont le même défaut ; elles ressemblent à des articles de journaux improvisés au jour le jour ou même à ces élucubrations sans nom qui alimentent aujourd’hui la petite presse. Nous sommes bien loin du temps où l’on respectait le public, où l’on n’affrontait ses regards qu’avec des œuvres longuement méditées, où l’artiste et le poète gardaient pour eux les études qui contenaient le secret de leurs efforts. Nous n’avons plus aujourd’hui cette pudeur scrupuleuse ; nous ne prenons pas le temps d’habiller nos pensées, et nous les montrons à tout venant dans toute leur nudité primitive. Nous ne leur laissons même pas toujours le temps de naître, et, quand elles viennent à nous manquer, nous dérobons hardiment celles d’autrui. On n’attend pas que les idées se présentent, on va soi-même à la chasse des sujets ; on ramasse au hasard un motif quelconque ; on le prend soit dans la rue, soit dans un musée, soit même dans