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pline factice, dans une réglementation oppressive, qui soient une entrave à la vie morale et intellectuelle des populations. Paris a joué dans notre histoire le rôle d’une fournaise où les métaux les plus réfractaires sont tordus et mélangés par une flamme intense. C’est Paris qui a enfanté l’idée française; aujourd’hui que cet enfantement est achevé, ne jetons plus dans la gueule avide de la fournaise les joyaux de nos vieilles provinces; souffrons que chacune garde ce qu’elle a encore d’originalité, et laissons faire au temps, qui établira assez tôt dans notre pays la fastidieuse uniformité des mœurs et du langage. Qu’on ne nous parle pas de nécessités politiques : nous avons assez vu, pendant la douloureuse épreuve de l’hiver dernier, que la France n’a qu’un cœur, bien qu’elle ait plusieurs langues. Qu’on lise les harmonieuses plaintes du grand poète provençal dans l’Armana Prouvençau de 1871, qu’on lise les poésies patriotiques en langue allemande, écrites pendant la guerre et trop peu connues chez nous : les unes, sous le titre significatif de Chants de la Haine[1], enflammées et vibrantes, — les autres, graves et mélancoliques, adieu de l’Alsace asservie[2] ; — qu’on lise, au moins dans des traductions, quelques-uns des chants que la guerre a fait naître sur les lèvres des Français de Bretagne, et l’on se convaincra que l’unité du sentiment peut exister sans l’unité du langage. C’est ce que nous voulons montrer aujourd’hui pour la Bretagne par quelques citations.

La guerre était à peine déclarée, que paraissait dans l’Electeur du Finistère une poésie intitulée Ar Zoudard Iaouank (le jeune soldat). C’est la première par ordre de date et en même temps une de celles qui ont eu le plus de succès. Réimprimée en feuille volante à la fois à Lannion et à Morlaix, les colporteurs la répandirent promptement par les campagnes. Tout en acceptant vaillamment la guerre, le poète ne cachait pas ses regrets de voir la paix troublée et ses craintes pour ceux qui partaient rejoindre leurs régimens ou leurs équipages :


« Et marins et soldats — passaient sans discontinuer — dans nos bourgs et nos villages — en chantant des sones et des gwerz[3].

« Oui, ils chantaient tous sur les chemins, — dans les champs et les bois, — et pourtant ne croyez pas — qu’ils partaient sans aucun regret ;

« Ne croyez pas que ce fût sans douleur — et un crève-cœur sans

  1. Lieder des Hasses; politische Gedichte von einem Elsœsser. Genève 1871.
  2. Elsœssische Sonnette. Bâle 1871.
  3. Les gwerz sont des chansons épiques ou historiques, et le terme de sone désigne les chansons d’amour et toute œuvre qui touche au genre lyrique.