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locales. Necker proposait de généraliser et de régulariser les états provinciaux et de leur faire envoyer au centre des délégués qui auraient formé la haute chambre. L’idée était juste comme la plupart de celles qu’a émises cet homme d’un si éminent bon sens ; il faut la reprendre et établir des assemblées régionales.

Pour fonder des institutions républicaines, il ne suffit pas de restreindre considérablement les attributions du pouvoir central : il faut encore assurer aux citoyens la jouissance des « libertés nécessaires. » Chose étrange et triste, la France, qui a fait de si prodigieux efforts pour extirper de son sol tous les despotismes, n’a jamais joui pleinement d’aucune liberté, et les droits des citoyens ont toujours été à la merci de l’arbitraire des agens du pouvoir. La liberté de la parole et de la presse, la liberté de l’enseignement et de l’association, la liberté des cultes même, ont toujours été soumises à des entraves sans nombre, livrées au bon vouloir de l’administration. La liberté n’exclut pas l’action répressive de la justice, mais elle n’admet pas l’action préventive de la police. Or c’est celle-ci qui a toujours dominé en France. En Angleterre au contraire, les droits publics ont presque tous été établis par des décisions des cours de justice, et en Amérique c’est le pouvoir judiciaire qui établit l’accord entre les différentes autorités indépendantes les unes des autres. Depuis que la république est proclamée en France, le système des mesures arbitraires n’a pas été abandonné, il s’en faut. Faire arrêter est un vrai gallicisme[1] ; ç’a toujours été, depuis les lettres de cachet, le dernier mot de l’autorité. Les membres de la commune passaient leur temps à se faire arrêter les uns les autres ; c’était la parodie du système toujours suivi en France. Pour mettre un terme à ce régime, il faut faire comme les Anglais, déclarer les fonctionnaires responsables de toute mesure illégale, qu’ils aient ou non obéi à des ordres supérieurs. La résistance à

  1. J’emprunte à un livre peu connu de M. Thiers, les Pyrénées ou le midi de la France, une anecdote qui peint admirablement cet esprit d’illégalité et d’arbitraire que le défaut de responsabilité a développé de tout temps chez les fonctionnaires français. M. Thiers visitait en 1822 le midi de la France. Arrivé dans une commune non loin des Pyrénées, il envoie, selon l’usage d’alors, le domestique de l’hôtel chez le maire pour faire viser son passeport. Le maire, indigné que le voyageur ne se soit pas présenté en personne, l’appelle devant lui, et le dialogue suivant s’engage. « Je sais, monsieur le maire, ce qui vous est dû, mais j’ai suivi l’usage. — L’usage ! savez-vous, monsieur, que pour la moindre chose je fais arrêter. Voyons ce passeport. Quoi ! il est pour Paris, et vous êtes dans les Pyrénées. — Vous savez, monsieur le maire… — Je sais que je connais mon métier. — Mais, pardon, d’après la loi… — La loi, vous n’avez pas à me l’apprendre, la loi, et je vous répète que pour la moindre chose je vous fais arrêter. » Cela fait penser aux réflexions si piquantes de Paul-Louis Courier à propos de la lettre d’un procureur du roi commençant par ces mots : « veuillez faire arrêter et conduire en prison… »