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divine, réclame l’enseignement comme son monopole; or on a vu en Espagne, en Italie, dans les états romains surtout, les déplorables résultats de ce monopole quand elle l’a obtenu. La difficulté paraît presque insoluble. Décréter l’école laïque malgré le clergé, c’est s’exposer à la voir ou abandonnée par les enfans des fidèles, ou devenir un foyer d’opposition antireligieuse. La livrer à l’influence du clergé, c’est en faire un moyen de détruire presque à coup sûr les principes sur lesquels l’état repose.

Les institutions politiques et la presse viennent ajouter leur influence à celle de la religion et de la tradition pour favoriser aux États-Unis les progrès de l’instruction. Le nombre des fonctions électives est infini et la durée du mandat très courte. Il en résulte que presque tous les citoyens prennent part à l’administration, et que les élections, les meetings et les discussions politiques les occupent constamment. Chaque jour, le citoyen éprouve ainsi la nécessité de posséder au moins les connaissances élémentaires. L’école est donc manifestement ici le produit du régime politique, et d’autre part le régime politique ne subsiste que par l’école. L’école rend le self-government possible, et le self-government crée l’école, parce qu’il en comprend la nécessité. En aucun pays, la presse périodique n’est aussi développée qu’aux États-Unis. L’Américain est le plus avide « liseur » qui existe; comme le dit M. Fraser, il tient plus à ses journaux qu’à ses repas, et il dévore les uns et les autres en même temps et avec la même rapidité. Le cocher qui vous attend, le gamin qui vient de cirer vos bottes, le garçon au restaurant, le matelot sur son navire, le soldat au camp, chacun lit « son journal. » Point de petite ville, de village même qui n’ait le sien. Le surintendant de l’enseignement de l’Illinois donne dans son rapport le nom de tous les journaux publiés dans cet état en 1869. Il y en avait 40,3, dont 101 pour Chicago seulement. Allez dans l’extrême ouest et pénétrez dans la cabane du squatter: vous y trouverez un rayon avec des livres, tout au moins la Bible, Shakspeare, quelques traités techniques et un journal. Le peuple aux États-Unis est donc au niveau de la petite bourgeoisie d’Europe; avec ce besoin universel de lecture, l’utilité de l’école est appréciée par tout le monde, et par suite on lui accorde libéralement les ressources nécessaires. Si en Europe les conditions sociales sont moins favorables au progrès de l’enseignement, c’est une raison de plus pour que l’état lui imprime une impulsion vigoureuse, et lui fasse obtenir une large dotation.


EMILE DE LAVELEYE.