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décrire les établissemens fondés dans ce dessein durant ces dernières années. D’abord dans presque tous les collèges les jeunes filles suivent les mêmes classes que les jeunes gens; elles y sont plus nombreuses, et, chose remarquable, elles l’emportent sur leurs condisciples masculins dans les branches supérieures. Ainsi dans la high school de Chicago en 1864, en dehors de la section normale, qui n’était fréquentée que par des jeunes filles, sur 263 élèves 113 étaient du sexe masculin, 150 du sexe féminin, et sur dix-neuf premiers prix les filles en obtenaient treize. En 1863, dans la high school de Détroit, sur 123 élèves 75 étaient des filles. Les seuls élèves qui lisaient à vue Homère, Anacréon et Horace étaient trois jeunes filles; sept étudiaient « la philosophie de l’entendement, » et c’étaient encore des filles. Les écoles supérieures de la Nouvelle-Angleterre comptent environ deux fois plus de jeunes filles que de jeunes gens. « L’opinion dominante en Amérique, dit M. Fraser, est qu’il faut donner aux femmes une instruction aussi forte qu’aux hommes, et, quoi qu’on puisse penser du système, ajoute-t-il, le fait est que leur esprit se montre capable de profiter de la solide nourriture qu’on lui offre. Beaucoup des meilleurs professeurs de mathématiques sont des femmes, et leurs meilleurs élèves des filles. Elles lisent Cicéron, Xénophon, Homère, Virgile aussi facilement que les jeunes gens. Elles ne se montrent inférieures dans aucune branche, et dans toutes les écoles où j’ai pu comparer les aptitudes des deux sexes, j’ai trouvé que les jeunes filles l’emportaient par la vivacité de leur perception et par la précision de leurs réponses. »

Les avantages que les Américains retirent de la forte éducation qu’ils donnent aux femmes sont nombreux. C’est la femme qui a fait la force de la démocratie américaine en lui communiquant une trempe morale et religieuse d’un ordre supérieur. Éclairez la femme, et tout le peuple sortira de l’ignorance, car c’est elle qui forme les enfans. Occupez son esprit de choses sérieuses, et elle attachera moins d’importance à la toilette, aux futilités, aux satisfactions de la vanité; au lieu d’être dans le mariage et dans la société, comme elle l’est parfois, une occasion de prodigalité et de désordre, elle contribuera à y répandre des idées de simplicité et d’économie, à favoriser le progrès scientifique et moral[1].

  1. Cette instruction pénètre jusque dans les classes inférieures. Voici un trait que j’emprunte au rapport de M. Fraser. Comme il le dit, ce trait est « typique. » Un étudiant de l’université d’Harvard en vacance dans son village se rend à la bibliothèque du township, — presque chaque commune en a une à l’usage de l’école, — pour y chercher l’Histoire de la révolution des Pays-Bas, par Motley. Le livre est en lecture : chez qui? Chez la blanchisseuse de la famille. Il va le lui demander. « Oh! reprend celle-ci, le livre m’intéresse et me remplit d’enthousiasme; je veux le finir. Je vous le porterai demain avec vos chemises. » Dans son intéressant ouvrage sur l’Instruction publique aux États-Unis, M. Hippeau raconte que, dans les rues de New-York, s’approchant d’une pauvre vieille qui tenait un livre à la main, il vit qu’elle lisait les poésies de Longfellow. — On craint en Europe qu’une instruction trop étendue donnée à la femme n’en fasse une pédante, un « bas-bleu. » Tel est parfois en effet le résultat chez nous, parce que celle qui a reçu une instruction supérieure, se sentant une exception, en tire une vanité souvent insupportable ; mais supposez que toutes les femmes de la classe aisée aient reçu la même instruction que les hommes : aucune ne songerait à faire parade de connaissances que toutes posséderaient. Une femme qui lit Homère en grec et qui calcule le parallaxe d’Uranus nous paraîtrait un phénomène; comme telle, elle serait probablement déplaisante : en Amérique, elle ne l’est pas, et cela n’étonne personne.