Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devoir de la société, des gouvernemens et des individus est de poursuivre sans relâche la conquête de nouveaux progrès : chaque génération doit fournir son labeur; mais en fait il n’existe peut-être pas un pays au monde où l’on observe moins qu’en France des causes légitimes de haines ou de révolutions sociales. Comme on l’a dit avec raison, il ne resterait plus de révolutions à essayer que pour le partage des biens. Comment donc, encore une fois, sommes-nous exposés plus que d’autres à ces effroyables crises ? Il faut assurément que le socialisme ait rencontré sur notre sol des conditions favorables et de faciles alliances.

C’est à l’étranger, en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, que le socialisme élabore ses dogmes et prépare ses plans de campagne; il réserve à la France la proclamation et l’exécution. La France seule possède à ses yeux la tradition révolutionnaire. Depuis la fin du dernier siècle, elle a fourni pour ce genre de luttes un champ propice et de nombreux soldats. Quoi qu’en ait dit M. Mazzini, et nous voudrions que sur ce point son arrêt fût définitif, la France est loin d’avoir perdu la confiance du socialisme européen. Elle lui offre au contraire par le suffrage universel son levier le plus puissant. La loi du suffrage universel a consacré la supériorité du nombre, et, comme le socialisme s’adresse plus particulièrement aux foules ignorantes et misérables, il y trouve aisément des aveugles qu’il trompe et des auxiliaires qui le servent. Voilà comment il est redoutable en France plus qu’ailleurs; il y pénètre directement dans la politique, il exerce son influence sur les votes, il fait ainsi le dénombrement périodique de ses forces, et il peut saisir le moment où il lui sera le plus facile de passer du scrutin à l’action.

Dans une monarchie fondée sur le suffrage universel, la popularité est le point de départ et le but du souverain. Celui-ci fait tout pour se rendre populaire, pour conserver les suffrages qui l’ont élu et pour écarter les concurrens qui viendraient détourner à leur profit la source de son pouvoir. Dans ces efforts, la toute-puissance elle-même s’épuise et doit un jour ou l’autre se heurter contre l’impossible. Il ne lui suffit pas de donner satisfaction aux vœux légitimes ni de se montrer constamment prodigue pour le bien-être du peuple ; il faut qu’elle parlemente avec le nombre, qu’elle cède à ses préjugés, flatte ses illusions et parfois capitule, car à côté se tient le socialisme, qui, exploitant les plus mauvais sentimens de l’âme, excite les convoitises, remue les passions, élève au plus haut les exigences, et promet audacieusement aux foules tout ce que le souverain est incapable de leur donner. Il arrive alors que le gouvernement emprunte certaines parties du programme qu’on lui oppose, croyant désarmer par ce moyen son adversaire; mais, s’il con-