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chose de grave, que le caractère même des institutions représentatives y est intéressé, puisqu’il s’agit de savoir si, dans un pays où l’opinion règne en souveraine et peut se manifester en toute liberté par les élections, les pouvoirs publics, qui s’appuient sur une majorité incontestée, doivent fléchir devant les passions d’un moment et les agitations de la rue. Sous ce rapport les scènes de Bruxelles ont une certaine couleur révolutionnaire assez accentuée.

De quoi s’agit-il dans ces troubles ? Par malheur, si l’esprit de parti se mêle à tout, la religion aussi se mêle à tout bien souvent. Elle s’est trouvée mêlée dans ces derniers temps, en Belgique, à une multitude d’affaires de finance et d’industrie dirigées par M. Langrand-Dumonceau. Ces affaires n’ont pas eu de bonheur, elles ont fini par un effroyable cataclysme, et ce qu’il y a de fâcheux, c’est que dans cette débâcle se sont trouvés plus ou moins compromis un certain nombre de personnages considérables du parti catholique, — M. Nothomb, M. Dechamps, M. de Decker, M. Malou, qui avaient accepté d’être les administrateurs de toutes ces entreprises de M. Langrand-Dumonceau. Sans être impliqués dans l’instruction judiciaire qui se poursuit en ce moment, ces personnages n’ont pas moins reçu les éclaboussures de la débâcle. On en était là, lorsque tout récemment le ministère catholique, qui exerce le pouvoir à Bruxelles sous la présidence de M. d’Anethan, a cru devoir nommer gouverneur de la province de Limbourg un des hommes engagés dans les affaires Langrand, M. de Decker. De là tout le bruit. Un ancien ministre libéral, M. Bara, n’a pas manqué de saisir l’occasion pour attaquer le cabinet catholique ; il l’a fait avec âpreté, avec passion. L’émotion a passé immédiatement dans la rue, comme à un mot d’ordre ; les manifestations sont bientôt devenues violentes, et on a fini par réclamer la démission du ministère, qui a pourtant la majorité dans les chambres. Comment sortir de là ? Pour dégager le ministère, M. de Decker s’est décidé à donner sa démission de gouverneur du Limbourg, et cet acte de renoncement a pu jusqu’à un certain point détendre la situation. L’émotion populaire ne semble pas moins persister, et par le fait il y a un véritable conflit entre l’opinion légale, représentée par la majorité parlementaire, et l’agitation de la rue, portant M. Bara sur le pavois. Sans doute le ministère belge a montré peu de tact en choisissant aujourd’hui M. de Decker pour une haute fonction, ce n’était pas le moment ; mais enfin, si le cabinet de Bruxelles en venait maintenant à être obligé de se retirer, quelle serait la situation de M. Bara, qui pourrait être appelé à prendre le pouvoir, puisqu’il a donné le signal du mouvement ? Il entrerait au ministère par la toute-puissance de l’émeute, par une violence faite au parlement. Est-ce bien là le moyen le plus digne, le plus légitime de conquérir le pouvoir, et d’assurer l’intégrité, l’avenir des institutions libérales de la Belgique ?