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combinaisons pour deux motifs : d’abord parce que le mode de voter en usage en France et sur le continent est très imparfait et ne produit pas une représentation exacte des différentes opinions, ensuite parce que les Français, pour fonder la liberté politique, doivent apprendre à respecter les minorités, ce qu’aucun parti n’a su faire et n’est encore disposé à faire. Mis en relation, en ma qualité d’étranger, avec des hommes d’opinions opposées, j’ai toujours été étonné et peiné des jugemens malveillans et injustes que chacun portait sur ses adversaires. Pour le républicain, le monarchiste est un homme à idées étroites, un rétrograde, un ennemi du peuple ; pour le conservateur, le républicain est un fauteur de désordre, un intrigant, un communiste[1]. Chaque parti, au lieu de chercher un moyen équitable pour que ses adversaires soient représentés en raison de leur nombre ou de leur mérite, adopterait plutôt toute combinaison qui pourrait les exclure du parlement. Il serait difficile, j’imagine, de persuader aux conservateurs que, puisqu’il y a des communistes en France, il est bon qu’ils soient représentés à la chambre, et les libéraux ne comprennent pas davantage que, s’il y a des partisans de l’inquisition, il est utile de leur procurer l’occasion de se produire à la tribune nationale.

Sans doute nous devons désirer que les opinions que nous considérons comme dangereuses disparaissent, nous devons les combattre par nos paroles, nos écrits, nos votes ; mais, tant que ces opinions respectent la légalité, nous devons les tolérer et même leur assurer la représentation à laquelle elles ont droit. Il y a pour cela plusieurs raisons. La premières, c’est que nous ne sommes pas infaillibles ; nous défendons peut-être de très bonne foi une mauvaise cause. L’esclavage, la torture, les privilèges les plus iniques n’ont-ils pas été défendus ainsi ? N’imposons donc point silence à ceux qui ne pensent pas comme nous. En second lieu, majorité d’aujourd’hui, nous ne le serons peut-être plus demain. Respectons scrupuleusement les droits de la minorité, afin qu’elle respecte aussi les nôtres le jour où nous serons les plus faibles. Enfin, quand une doctrine existe, plus elle est subversive, violente, insensée,

  1. J’hésiterais à émettre cette appréciation, si je ne l’avais trouvée exprimée par des juges plus compétens que moi. Voici ce que disait excellemment à ce sujet M. Émile Beaussire : « Nous supportons mal la contradiction dans les choses qui nous tiennent à cœur. L’opinion la plus téméraire, la plus inepte, est pour nous un dogme hors duquel il n’y a point de salut. Chaque parti veut être une église et n’admet pas le doute sur son infaillibilité. Les plus libéraux cherchent des faux-fuyans pour ne pas donner aux dissidens la liberté qu’ils réclament pour eux-mêmes. De là cette facilité avec laquelle s’établissent les dictatures, et se perpétuent, entre les mains de tous les partis, dans leurs alternatives de victoire et de défaite, les mêmes moyens de compression. » Voyez la Revue du 1er mai 1871.