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manufacturés, si l’on veut que chaque famille en puisse consommer davantage. Ce sont là des vérités triviales qui sont d’une telle évidence que l’on rougit presque de les écrire. Peut-on comprendre qu’elles soient toujours et partout perdues de vue? Tant que l’on n’aura pas résolu cette grande question de l’accroissement de la production, tous les efforts pour élever d’une manière effective le taux des salaires seront décevans; ils pourront réussir en apparence, en réalité ils n’aboutiront pas. Le développement de la production ne suffit pas non plus pour élever la destinée de l’ouvrier, si le chiffre de la population, c’est-à-dire le nombre des copartageans, augmente dans une proportion égale ou à peu près équivalente, comme en Belgique et en Saxe. L’on voit combien sont simples les problèmes sociaux, quand on les étudie avec le bon sens naturel ou bien à la lumière des faits; mais on rencontre alors des vérités qui peuvent paraître rigoureuses et qui répugnent à beaucoup d’esprits. Il est assurément plus sentimental de croire en la vertu magique d’un nouveau système social.

Un autre enseignement peut encore ressortir de l’enquête anglaise, c’est qu’il n’est pas de pays dans le monde civilisé où il ne soit possible à un homme d’ordre et de travail de parvenir à une position supérieure. Il n’est pas jusqu’aux manœuvres de Trébizonde et d’Erzeroum qui ne puissent s’assurer un meilleur avenir. Seulement il faut s’y prendre de bonne heure; c’est dans les années qui séparent la jeunesse du mariage que les économies doivent se faire et que le pécule doit se constituer; dans ces temps heureux où l’ouvrier a la rémunération d’un père de famille sans en avoir les charges, il est facile de jeter les fondemens d’une solide fortune. Si le manœuvre et l’ouvrier médiocre arrivent au mariage sans épargne, ils peuvent dire adieu à toute espérance dans tous les pays du monde, même en Californie avec 2 ou 3 dollars de salaire quotidien; ils sont condamnés à végéter et à vivre au jour le jour. Ces conditions sont peut-être dures, mais il serait insensé de croire qu’on peut les modifier par des lois. Jamais aucune constitution ne pourra faire qu’un homme récolte ce qu’il n’a pas semé en temps opportun. Dans toutes les sphères sociales, il y a quelques années qui décident de la vie entière de l’homme, et ces années sont celles de la jeunesse. C’est alors qu’il est besoin de prévoyance, de force d’âme et de persévérance. Plus tard, on est aux prises avec des difficultés insurmontables. Il serait téméraire de croire que ces conditions puissent changer, car elles tiennent à la nature même des choses et au fond de l’humanité.


PAUL LEROY-BEAULIEU.