Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/671

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devenus plus faciles et plus fréquens, il est à craindre que le développement de la prospérité matérielle ne coïncide en Russie avec une crise morale et sociale d’une grande intensité.


II.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de deux pays d’une population disséminée et rare, possédant un capital réduit et n’étant placés que sur des échelons inférieurs de la civilisation moderne. Il est temps d’arriver au centre de l’Europe, à l’Allemagne. Dans ces vastes régions qui s’étendent du Rhin à la Vistule et de la Mer du Nord ou de la Baltique à l’Adriatique, quelle est aujourd’hui la condition des classes populaires? Certes la civilisation est vieille dans cette contrée, elle s’y est manifestée sous toutes les faces, elle y a enfanté toutes les gloires. La population y est abondante, le capital s’y est accumulé pendant une longue série de siècles; toutes les ressources naturelles y sont depuis longtemps, soit exploitées, soit étudiées. Il est donc probable que les ouvriers y ont une destinée heureuse et même opulente : en effet, leur sort est bien supérieur à celui de leurs frères de Turquie ou de Russie, mais il s’en faut qu’il soit encore enviable. Nous rencontrerons dans ces pays bien des misères, qui ne sont attribuables qu’à deux causes : d’abord à la stérilité du sol du nord de l’Allemagne, principalement du littoral de la Baltique, puis à l’excès de population. Une terre aride ne peut nourrir dans l’opulence des familles où le nombre de têtes croît sans cesse et se multiplie à chaque génération; l’augmentation du capital, quelles que soient la sobriété, l’économie et l’industrie des Allemands, ne peut suivre d’un pas égal l’augmentation du chiffre des habitans. Si une émigration constante, qui atteint parfois des proportions colossales, ne servait de soupape, la société allemande serait en proie aux plus grands désordres. Toutefois le trop-plein ne se déverse qu’avec lenteur, les produits de l’agriculture et de l’industrie de l’Allemagne doivent à chaque génération être répartis entre des copartageans plus nombreux : aussi le lot de chacun ne croît-il pas en proportion directe de l’accroissement de la fortune nationale.

L’on sait que l’organisation industrielle en Allemagne est restée longtemps ce qu’elle était au moyen âge. C’est à partir de 1860 que les lois et les règlemens en matière de commerce et de travail ont été soumis à une réforme salutaire; jusque-là, les corporations s’étaient maintenues avec leurs cadres inflexibles et leur esprit exclusif. On considérait naguère comme une énormité que le gouvernement saxon, par exemple, donnât des licences de cordonnier et de tailleur dans des localités de création récente et où ces