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douterait guère. Ce qu’il fallait dire, c’est que la raison doit être l’unique souverain. C’est à ceux qui ont assez de raison pour comprendre le rapport qui existe entre la bonne direction de la chose publique et leur intérêt, et pour ne pas se laisser égarer par ceux qui cherchent à les tromper, c’est à ceux-là et pas à d’autres que revient le droit de suffrage.

Seulement il importe beaucoup d’admettre au scrutin le plus d’électeurs qu’on peut sans exposer l’état à un péril. C’est d’abord parce que la minorité qui jouit du suffrage fait presque toujours des lois tout en sa faveur, ou du moins ne défend pas les intérêts des classes exclues du vote, comme celles-ci le feraient elles-mêmes ; c’est ensuite parce qu’il n’y a point de meilleure éducation politique que de prendre part à l’agitation électorale et au vote. Le suffrage universel est donc le but vers lequel il faut marcher. Il faut s’efforcer, dans l’intérêt de la justice, de répandre la capacité politique, et, à mesure qu’elle se répand, augmenter le nombre des électeurs ; mais il ne faudrait jamais oublier que l’instruction universelle doit toujours précéder le suffrage universel.

Comme mesure pratique, M. Prevost-Paradol proposait le vote par bulletin autographe écrit sur la table même du scrutin, selon l’ancien usage, avec des précautions efficaces pour assurer le secret du vote. Il faut en effet que l’électeur soit au moins assez éclairé pour discerner sans secours étranger le nom de son élu et le sens de son vote, afin qu’il ne devienne point, par son excessive ignorance, l’aveugle instrument du pouvoir ou des partis. Nul ne disconviendra que, si la chose était à refaire, tel devrait être tout au moins le tempérament du suffrage universel en France ; mais aujourd’hui est-il temps encore de revenir sur ce qui a été fait ? Les conservateurs ne le voudraient pas ; les radicaux ne l’oseraient pas. Nul parti n’aimerait à encourir l’impopularité qui résulterait pour lui d’une atteinte au suffrage universel, et il ne s’exposerait pas volontiers à ce qu’on lui dise : Vous craignez donc le verdict du peuple ? D’ailleurs il paraîtrait dur d’enlever le droit de voter aux classes inférieures, notamment aux habitans des campagnes, au moment où ils ont donné si largement à la patrie leur sang et leurs épargnes.

Mais, s’il est malheureusement trop tard pour exclure les ignorans des comices, il faut se hâter de faire disparaître l’ignorance. La production de la richesse et la guerre, puisque, hélas ! il faut parler de cette chose horrible, exigent également aujourd’hui de la science et de l’instruction à tous les degrés de l’échelle, depuis le chef d’industrie jusqu’au plus humble artisan, depuis le général commandant les armées jusqu’au simple soldat. Le pays où toutes