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permettre qu’on fît couler tant de sang! Levée la première, elle vit partir un capitaine avec un peloton de trente hommes. Elle se trouva sur leur passage au moment où ils tournaient un des angles da parc pour s’enfoncer dans les bois; ils portaient l’uniforme de Paul. — Souhaitez-nous bonne chance, mademoiselle, dit le capitaine en s’inclinant sur le cou de son cheval. Des balles siffleront aujourd’hui peut-être,... et, quand elles sifflent, qui peut savoir ce qu’elles rencontrent?

Elle frissonna, et, détachant un rameau de houx d’un buisson :

— Je voudrais que ces feuilles vertes fussent un talisman, dit-elle, une sœur ne vous les offrirait pas d’un cœur meilleur.

L’officier passa le brin de houx à la ganse de son képi, et partit au galop. Sa troupe le suivit; quelque temps elle entendit le retentissement de leur course sur la route et le cliquetis des fourreaux de sabre qui battaient l’étrier, puis le bruit finit par s’éteindre dans la profondeur du bois. Elle revint au château tristement émue. A cette même heure, M. de Serviez n’était-il pas, lui aussi, en expédition?

A la tombée du jour, Alice, plus blanche que sa guimpe, vint à elle. — Ah! Madeleine, dit-elle d’une voix tremblante, il y a un blessé...

Madeleine sauta sur ses pieds; une rumeur qui partait d’une galerie voisine la guidait. — Le capitaine peut-être, dis? s’écria-t-elle.

— Non, un Prussien qu’on ramène; il a une balle dans le corps. Il paraît qu’il y a aussi des prisonniers.

En effet, un pauvre soldat gisait sur une civière dans la galerie qu’on avait transformés en ambulance à tout hasard. Il râlait. C’était un hussard de la mort qui appartenait à la landwehr. La balle avait traversé la poitrine; le chirurgien, qui l’examinait, le croyait perdu. Le moribond lisait dans ses yeux; il écarta la main doucement au moment où il approcha le fer de la plaie pour la sonder. — Laissez-moi mourir tranquille, dit-il en allemand.

Mme de Linthal, qui savait cette langue, s’approcha et lui demanda s’il voulait qu’on écrivît à sa famille ; elle se mettait à sa disposition. En entendant les sons de sa langue maternelle, un éclair de joie passa dans les yeux du blessé; puis, secouant la tête :

— Non, reprit-il; plus tard elle apprendra ma mort, mieux cela vaudra. J’ai une femme et deux enfans qui m’attendent à Kœnigsberg.

Deux larmes parurent dans ses yeux, et il croisa ses bras sur son visage pour qu’on ne les vît pas couler. On ne respirait plus autour de lui. Alice pleurait dans un coin; il fallut emporter sa sœur, qui sanglotait. Madeleine avait le cœur gros; ce soldat, qui