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— Que feriez-vous donc? demanda Mme de Fleuriaux, qui le suivait toujours.

— Je les mettrais en batterie là, au sommet de la côte, et avec deux compagnies répandues en tirailleurs dans ces bois et quelques centaines d’hommes derrière les haies et les jardins, je tiendrais bien jusqu’à ce soir.

— Mais le village et le château, vous les feriez donc brûler?

— Comme un fagot !

— Pandour! murmura la baronne, qui lui tourna le dos.

Presque aussitôt cependant elle revint sur ses pas. — Vous êtes un brave homme, et à votre place je penserais comme vous.

On entendait partout un bruit de marches cadencées. Les compagnies filaient une à une, à mesure qu’elles se formaient, leurs officiers en tête. M. de La Vernelle, qui était déjà en selle, poussa vers Mme de Fleuriaux et la salua. — Madame, dit-il en soupirant, je n’ai eu que le temps de voir ma chambre. Ah! le bon feu et les beaux draps blancs!...

Son bataillon venait de dépasser les dernières maisons du village; il lâcha la bride à son cheval et disparut. Les voitures s’ébranlèrent à sa suite, et le silence s’abattit sur Villeberquier.

Ce n’était plus la nuit et ce n’était pas encore le jour. La pluie avait cessé. Un vent humide et léger passait dans les sapinières et en agitait mollement les branches toutes ruisselantes d’eau. Les grandes bruyères disparaissaient dans un lointain brumeux où les haies de chênes trapus dessinaient des lignes noires. Au milieu des pacages verts erraient des formes pâles où l’on avait quelque peine à reconnaître la silhouette indécise des chevaux et des bœufs, qui frottaient leurs flancs contre l’écorce blanche des bouleaux. Des lueurs montaient de l’horizon et gagnaient le ciel; la campagne s’éclairait lentement, elle avait la mélancolie des matins voilés. Quelques métairies s’éveillaient, des chiens jappai3nt devant les portes; des filles qui allaient tirer l’eau des puits, étonnées de voir tant de soldats et ces deux voitures sur la route, oubliaient leurs cruches sur la margelle mouillée.

M. de Linthal, qui menait les deux percherons et avait pris la tête, allait grand train. On ne parlait pas dans les voitures; seules les petites filles, qui avaient voulu escalader le break avec leur institutrice, étaient gaies et ne cessaient de babiller. Où allait-on? où arriverait-on? C’était l’inconnu qui s’ouvrait devant elles. La baronne passait en revue tous les objets dont elle pourrait avoir besoin; n’avait-on pas oublié son flacon, son éventail, ses pantoufles, son nécessaire? Madeleine regardait au loin, sans voir, la pensée ensevelie dans des songes et des souvenirs. A mesure que les voitures avançaient, on dépassait des files de mobiles et les charrettes