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— C’est la fin du monde! murmura la baronne. Madeleine suivit les enfans.

Le village était en l’air. Il n’y avait plus personne dans les maisons, les commères s’agitaient, les enfans se pressaient et s’appelaient, leurs sabots sonnaient sur les cailloux ; des groupes se formaient çà et là, à l’angle des rues. On voyait un rassemblement plus compacte qui faisait le cercle autour d’un officier dont le képi rouge et la jaquette étaient ornés de galons d’or. On cherchait le maire. Une avant-garde composée d’une douzaine d’hommes et conduite par un sergent venait de s’arrêter sur la grand’place, auprès de l’église; l’arma aux pieds, ils attendaient et semblaient las. Sur la route jaune dont la ligne onduleuse sort des bois voisins, un bataillon descendait en bon ordre vers le village, clairons en tête; les compagnies observaient leurs distances, les officiers sur les flancs, marchant d’un pas ferme. Quelques soldats cependant traînaient la jambe, d’autres paraissaient à bout de force; quand l’ordre leur fut donné de faire halte, ils tombèrent sur le revers des fossés et les talus de pierres. Des charrettes pleines d’écloppés marquaient l’intervalle qui séparait ce premier bataillon de deux autres dont les premiers pelotons se montraient au sommet de la côte, éclairée par les rayons du soleil couchant. Les compagnies suivaient les compagnies, apparaissant tour à tour dans la lumière où leurs fusils étincelaient, pour se perdre ensuite dans la zone d’ombre avec de lentes ondulations. Le colonel jeta la bride de son cheval à un dragon d’ordonnance et se dirigea au-devant de la colonne, dont les tronçons rompus se reformaient à l’entrée du village. Jamais Villeberquier n’avait vu tant de soldats ; la population les regardait bouche béante. D’où venaient-ils? où allaient-ils? On devinait à leur contenance qu’ils arrivaient d’une défaite et non d’une victoire, il y avait de l’accablement dans leurs files : quelques-uns n’avaient point de sacs, chez d’autres le képi manquait.

Un homme dans la force de l’âge en costume de chasseur parut, et, fendant la presse, s’approcha du colonel, qui adressait quelques mots aux officiers à mesure que leurs compagnies passaient devant lui pour se ranger sur la place. — Je suis le comte de Linthal, dit-il, j’habite avec ma famille le château que voilà... Si la maison et le propriétaire peuvent vous être bons à quelque chose, je les mets également à votre disposition.

— Monsieur, j’accepte sans façon... Nous n’avons pas à nous faire de complimens; plus tard je vous remercierai.

Une jeune femme dont le visage charmant et les beaux yeux humides exprimaient la pitié s’était approchée du groupe autour duquel la foule des villageoises et des enfans faisait un cercle, tenu à distance par le piétinement des chevaux de l’escorte. Elle passa son