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française un bienfait qui est le « total » d’une multitude de crimes. Voilà une philosophie qui n’est pas faite pour gêner les imaginations audacieuses et les violens de tous les genres, les praticiens et les héros de la force. Qu’a-t-on à leur dire ? Ils commettent des atrocités de guerre ou de révolution, c’est possible ; mais ils n’ont vraiment d’autre pensée que d’atteindre ce fameux « total » qui sera un bienfait. Le droit et l’humanité peuvent se rassurer !

Sérieusement est-ce ainsi qu’on espère relever la France et même accréditer la république auprès de tous ceux qui ne sont pas arrivés, à ce degré supérieur de philosophie ? Lorsque des déclamations de ce genre et d’autres moins brillantes sans doute, mais plus habiles peut-être et surtout plus envenimées, ont fermenté pendant quelque temps dans une multitude, sait-on ce qu’elles deviennent, comment elles peuvent se traduire ? On le voit aujourd’hui dans ce triste et effroyable procès de l’assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas dans un jardin de Montmartre le 18 mars. Ceux qui comparaissent devant les conseils de guerre sont-ils les vrais assassins des deux malheureux généraux ? Ce n’est point là en vérité ce qui nous regarde, ni nous, ni d’autres aussi étrangers à l’administration de la justice, dans un tel drame. Ce qu’il faut retenir comme la saisissante moralité de ces événemens, c’est cette parole du maire de Montmartre, de M. Clemenceau lui-même, qui paraît avoir été tout au moins fort embarrassé dans cette néfaste journée, et qui n’a pas eu la chance de sauver les deux infortunées victimes : « La foule était dans un état pathologique effrayant. Je n’avais jamais rien vu, je ne reverrai jamais rien de pareil. Elle était altérée de sang, et, loin de blâmer le crime commis, elle était convulsive, elle hurlait ; on criait : A mort les traîtres ! Et comme je disais qu’on venait de déshonorer la république, on me répondait : Si tu n’es pas content, on va t’en faire autant… » Écoutez encore cet intéressant dialogue entre un des accusés et le président du conseil de guerre : « Il faut savoir que, lorsqu’on a annoncé que les généraux arrivaient, ç’a été un tohu-bohu, c’était à qui courrait le plus vite pour former le peloton (d’exécution). — Tout le monde voulait en être et tirer son coup de feu ? — Mon Dieu, oui. — Quelle foule de bêtes féroces !… »

Voilà ce qui arrive. M. Victor Hugo dira certainement qu’il n’a rien à voir dans ces abominables scènes, ni même dans les déchaînemens de la commune ; que lui, qui dans sa jeunesse a chanté la colonne Vendôme, il n’a pu être l’allié de ceux qui l’ont abattue devant les Prussiens ; que lui, qui défend l’inviolabilité de la vie humaine même chez les plus grands criminels, il n’a pu approuver ceux qui ont massacré des captifs et des otages. Non sans doute, nous ne lui ferons pas l’injure de le croire fort enthousiaste de ces saturnales. Il se figure jouer un grand rôle de prophète ou de conciliateur humanitaire ; mais enfin sait-il ce