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bien ! c’est à cette société dont la création de la richesse est fatalement l’unique préoccupation qu’il faudra cependant venir démontrer un jour que la conservation de l’idée de patrie exige le maintien d’une armée permanente qui devra absorber le tiers de la fortune publique et réclamer de tout citoyen valide le sacrifice d’un tiers de son temps. J’avoue qu’on peut hésiter avant de poser une pareille question, mais enfin il faudra en venir là, et alors, selon l’accueil qui sera fait à cette nécessité, selon les objections et les obstacles qui lui seront opposés, nous saurons si la démocratie attache à l’idée de patrie autant d’importance que les sociétés passées.


IV

Qui dit patrie dit contraction et resserrement des élémens de vie commune épars entre certaines bornes géographiques, droit à l’indépendance, à l’autonomie, triomphe du particularisme, pour employer une expression de nos vainqueurs teutoniques, et en un mot le contraire même d’universalité. Son histoire chez nous répond exactement à cette définition ; formée d’un débris du vaste empire de Charlemagne, c’est à un fait d’ordre universel qu’elle s’était substituée. Elle mit des siècles à rassembler ses membres disjoints, et elle le fit avec une patience et une continuité admirables, mais qui lui furent faciles cependant, grâce à l’hérédité monarchique, qui fixa pendant huit cents ans la couronne sur les têtes des princes d’une même famille, en sorte qu’il n’y eut pas plus d’interruption dans la poursuite de ce long labeur qu’il n’y en eut dans l’ordre même de l’état. L’œuvre était enfin parfaite, lorsque la révolution française vint annoncer au monde qu’elle apportait la charte, non plus d’une nation, mais du genre humain tout entier, que sa morale était universelle, qu’elle considérait toute division entre les peuples comme des inventions intéressées de la tyrannie. La nation ne s’aperçut pas du démenti qu’elle infligeait à son histoire ; mais l’invisible logique qui préside aux combinaisons des choses d’ici-bas s’en aperçut, elle, et se chargea immédiatement d’en déduire les conséquences. Remarquez, je vous prie, les deux curieuses coïncidences que voici. Le jour même où la France sacrifia l’idée de patrie à l’idée d’humanité, l’ancienne maison royale tomba. Rarement la logique fut plus cruellement judicieuse, et plus poétiquement tragique ; le dernier représentant de cette maison disparaissait au moment même où l’idée de patrie était menacée, comme son premier fondateur était né en même temps que cette idée avait demandé à venir à la vie, comme sa longue succession de princes avait régné sans contestation pendant que cette idée n’avait pas été contestée, en sorte que, par une fatalité d’une unité admirable, l’histoire de la patrie et celle de cette