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affaires n’intéressent pas plus autrui que celles d’autrui. ne nous intéressent. Des habitudes contractées dans cet isolement égoïste où le soin de nos intérêts est notre seul souci, il résulte deux conséquences également funestes toutes les fois que nous considérons les affaires générales : ou bien effrayés de la distance qui sépare ces affaires collectives des nôtres, nous nous sentons trop petits sires pour nous en occuper, ou bien, nous armant d’effronterie, nous traitons ces affaires comme les nôtres propres, et nous faisons des entreprises politiques comme nous ferions des spéculations commerciales ; aussi les citoyens de toute démocratie se divisent-ils invariablement en deux classes, les indifférens et les démagogues. Des premiers la nation n’a rien à espérer, des seconds elle a tout à redouter, en sorte qu’on arrive à cette conclusion singulière, que dans une démocratie l’état ne doit pas compter sur le concours des citoyens pour son salut, parce que le plus grand nombre considère les affaires générales comme trop éloignées et trop distinctes des siennes, et que le petit nombre, le groupe des audacieux, les considère au contraire comme trop proches. Une société démocratique est ainsi toujours à la veille de se trouver à la merci non de ce qui peut la sauver, mais de ce qui peut la perdre.

Et maintenant quel peut être, je le demande, le caractère d’une activité qui n’a forcément rien de général ? Cette activité doit de toute nécessité être strictement matérielle. Des affaires privées ne peuvent se réduire qu’à deux choses, vendre et acheter, et c’est en effet en ces deux choses que consiste la véritable activité d’une démocratie. La création et la rapide circulation de la richesse, voilà le génie de la démocratie, et il faut avouer qu’en cela elle est véritablement merveilleuse. Est-il une question parmi celles qui nous agitent qui n’ait sa source dans l’industrie et le commerce, ou qui ne s’y rapporte plus ou moins directement ? Dans la vie intellectuelle, trouve-t-on encore beaucoup d’hommes qui aient le goût de penser sur autre chose que sur les questions d’intérêt matériel, et avons-nous d’autres métaphysiciens et d’autres théologiens que les théoriciens de l’économie politique ? Dans la vie sociale, rencontrons-nous d’autres sujets de dispute que des questions de salaires et de répartitions de bénéfices ? Et dans la vie politique, est-ce que toutes les notions, même de l’ordre le plus relevé, celle de la patrie comme les autres, ne pâlissent pas à côté de la notion de richesse ? Et dans la vie individuelle, y a-t-il une autre préoccupation que celle de vivre, et, parlons sans hypocrisie, de vivre le mieux possible ? Toute démocratie est donc avant tout une affaire d’industrie et de commerce, et la loi que nous avons énoncée en commençant ce chapitre,. — l’intérêt économique prime en ce siècle toutes les autres questions, — revient ainsi pour en faire la conclusion. Eh