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de la monarchie. Nous irons plus loin que Tocqueville : doctrines, méthodes, voies et moyens, tout cela appartient à l’ancien régime ; partout je trouve la marque de son esprit. Cette doctrine implacable du salut public, je la reconnais ; c’est la caricature sanglante de cette vieille, ferme, souvent inique doctrine de la raison d’état, si bien formée à l’image de l’âme dure, froide et impérieuse du grand cardinal qui en fit l’instrument régulier de la monarchie[1]. Cet idéalisme révolutionnaire qui compte pour rien le monde des faits, à qui suffit la logique, et qui, lorsqu’il rencontre la réalité, la brise ou se laisse briser par elle, je le reconnais aussi : c’est l’antique idéalisme des doctrines de l’église catholique, qui n’admet que l’absolu et ne connaît pas les transactions dans l’ordre de la pensée. Ce mot de patrie enfin que les hommes de la révolution firent retentir plus bruyamment qu’aucune génération, ce n’est autre chose que le nom de l’idée sur laquelle toute l’histoire de France s’est bâtie pièce à pièce pendant les huit cents ans de règne de cette maison royale qui représenta l’ancien régime en face de la révolution. L’idée de patrie avait donc un sens pour nos révolutionnaires, alors même que leurs doctrines la niaient implicitement. Ils la portaient vivante en eux comme un sentiment héréditaire, ils en prononçaient le nom avec une chaleur émue, parce que l’éducation leur avait enseigné qu’il était celui d’une chose sacrée, parce qu’une longue habitude l’avait rendu doux à leurs lèvres. Naïvement ils transportèrent à l’idée nouvelle dont ils s’étaient épris le nom du fait qui leur était familier et cher, sans chercher à s’enquérir si l’idée nouvelle et le fait ancien n’étaient pas en désaccord. Patrie et révolution se confondirent ainsi et devinrent synonymes pour un temps, celui de la période héroïque. Ils ne distinguèrent pas, emportés qu’ils furent

  1. Si nous n’avions crainte de nous détourner trop longuement de notre sujet, cette doctrine de la raison d’état, que nous rencontrons sur notre chemin, nous serait une excellente occasion de montrer à nos modernes novateurs, qui rêvent un monde tout neuf, comment le passé ne se laisse jamais détruire, et comment le présent n’est presque jamais que le passé sous un nouveau nom. La doctrine du salut public n’est que le nom révolutionnaire de la vieille raison d’état inaugurée régulièrement par Richelieu ; nous disons régulièrement parce que le coup de génie de Richelieu à cet endroit fut de donner une forme officielle, morale, absolue, à une doctrine jusqu’alors purement empirique. Cette doctrine avait régné pendant tout le XVIe siècle sous les derniers Valois, mais sans afficher de prétentions absolues, et à l’état d’expédient, de scélératesse utile. Cependant, sous cette forme empirique même, cette doctrine avait une longue histoire. Elle n’est point un fruit du terroir français ; elle fut importée chez nous par les Italiens venus à la suite de Catherine de Médicis et mêlés à notre histoire. Cinquante ans avant nos Birague et nos Strozzi, Machiavel l’avait exposée dans ce parfait bréviaire de la scélératesse politique qui a le nom que vous savez. Lui-même n’en était point l’inventeur, et n’en avait fait une philosophie qu’après l’avoir vue tout naïvement pratiquée par les Borgia, les Della Rovere, les Cibo et les Médicis.