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point de vue de la Russie, l’influence que semblent y prendre les idées du panslavisme agressif et conquérant. La Russie possède un territoire déjà trop vaste pour le ressort économique dont elle dispose. Au lieu de s’épuiser pour l’agrandir encore, qu’elle s’applique plutôt à le peupler et à le mettre en valeur. L’exemple des États-Unis devrait lui ouvrir les yeux. Les Américains supportent sans peine un budget deux fois plus considérable que le sien, et ils remboursent leurs dettes, tandis que la Russie en contracte chaque année de nouvelles pour faire face aux dépenses improductives de l’armée qui l’épuisent.

La Russie est appelée, par sa position, à porter la civilisation dans toute l’Asie centrale. C’est une grande et belle mission, mais pour la remplir elle devrait d’abord élever le niveau intellectuel de ses propres populations. La race slave peut espérer un grand avenir. Jusqu’à présent elle n’a pu donner sa mesure, parce qu’elle a presque toujours été asservie ; mais on ne peut lui dénier une intelligence très vive, très fine, et cette puissance de multiplication qui en a fait la plus nombreuse des races aryennes. En Bohême au moyen âge, en Serbie aujourd’hui, elle a montré qu’elle était capable. d’établir la liberté. Malheureusement en Russie, peut-être par quelque mystérieuse influence du sang touranien, les populations semblent s’accommoder d’un despotisme purement asiatique, dont l’extension en Europe serait un malheur pour l’humanité tout entière. Le plus pressé pour les Russes est donc de s’élever à un état de culture intellectuelle qui leur permette de tirer parti des sources de richesse que leur territoire renferme, et de prendre une part effective à la direction de leurs destinées politiques. L’ambition de la Russie n’est pas en rapport avec les ressources dont elle dispose aujourd’hui, et il serait d’ailleurs profondément regrettable que les Slaves occidentaux, Tchèques, Polonais et Serbes, vinssent à tomber sous le joug des Russes, beaucoup moins avancés qu’eux. Le principe des nationalités est légitime quand il est invoqué par des populations qui réclament une autonomie à laquelle leur maturité intellectuelle et politique leur donne droit ; mais on ne peut que le maudire quand on en fait une arme d’oppression, comme dans la Ruthénie et en Livonie, ou un moyen d’édifier un puissant empire, conquérant et despotique, comme le rêvent les patriotes de Moscou. Un Russe, M. Tourguenef, a écrit à ce sujet une phrase qui est la condamnation de toutes ces aspirations de grandeur nationale établie par la force des armes : « Le mot civilisation est seul pur, sacré et partout respectable, tandis que ces autres mots, nationalité, gloire, puissance, sentent le sang qu’ils font couler. »


ÉMILE DE LAVELEYE