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des universités. La population doublerait en vingt-cinq ans, et chaque habitant jouirait d’une puissance productive grandement accrue. Essentiellement le Russe est-il inférieur à l’Anglo-Saxon ? Nullement, mais il est mal gouverné et mal instruit. Que deux empereurs successifs, comprenant enfin d’où viennent la richesse et la puissance des nations, donnent à leur peuple l’instruction d’abord, puis le self-government, qu’imitant les États-Unis ils renoncent momentanément à des armemens qui épuisent un pays encore pauvre, qu’ils respectent et excitent l’initiative individuelle au lieu de la briser, et le développement de la Russie étonnera le monde. Qu’il s’élève ensuite, quod numen avertat, un souverain ambitieux et grand capitaine comme Frédéric II, et l’Europe est à sa merci.

Il y a pour l’Europe deux chances d’échapper à ce danger : la première est que l’esprit de conquête, qui est la criminelle et persévérante folie des despotes, aura cessé de sévir quand la Russie sera parvenue à cette colossale puissance qu’elle semble devoir acquérir un jour. La seconde est que l’immense Slavie reste divisée, et qu’en avant de la Russie il se forme de ce côté-ci du Dnieper une confédération comprenant tous les Slaves occidentaux : Polonais, Tchèques, Serbes, Slovènes et Bulgares, ainsi que les Roumains et les Hongrois, — état pacifique auquel l’Autriche servirait de moule et de centre d’attraction.

On connaît la nouvelle politique russe qui, prenant pour armes de combat le principe des nationalités et les idées démocratiques, se donne pour but de constituer un immense état panslave, empire ou confédération. C’est actuellement le thème journalier de la presse périodique en Russie, et ce plan, jadis traité de chimère, devient l’objectif avoué et généralement accepté de toute la nation. Les journaux, les revues, les livres, en parlent sans cesse ; mais nulle part il n’a été exposé avec plus de clarté et d’esprit critique que dans un écrit du général Rostislav Fadéef ayant pour titre : Aperçu sur la question d’Orient. Le général Fadéef, on le comprend, ne révèle aucun des secrets du cabinet de Saint-Pétersbourg. Il se contente d’esquisser la situation de son pays vis-à-vis de l’Europe et d’indiquer la politique qu’il devrait suivre dans la question d’Orient. Ce qui mérite surtout de fixer l’attention sur cette publication, c’est qu’elle expose d’une façon claire et juste la situation si complexe de l’Europe orientale, sur laquelle on entend émettre chaque jour les jugemens les plus arriérés et les plus absurdes. Les Russes distingués ont un mérite rare : outre une extrême finesse d’aperçus, ils voient les choses de haut et les jugent avec une complète impartialité, comme s’ils descendaient d’une autre planète. Vivant presque toujours à l’étranger, l’Europe entière est leur patrie ; grands