Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/386

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

européenne. Cette ignorance où tout le monde se trouve, même le gouvernement russe, est pour les hommes d’état de l’Europe une grande cause d’incertitude dans leurs calculs politiques ; mais c’est pour la Russie elle-même une source de périls. Ainsi il est certain que, lors de la guerre de 1853, l’empereur Nicolas s’était fait complètement illusion sur les forces dont il disposait. Pouvait-il se figurer qu’avec cette armée d’un million d’hommes dont il était si fier, il ne parviendrait pas à jeter à la mer 80,000 soldats ennemis, accrochés à un rocher et assiégeant pendant un an une seule forteresse de son empire ?

Nous obtenons parfois sur le mouvement des idées en Russie des révélations curieuses, comme celles faites ici même par M. de Mazade en 1866 ; mais sur la situation économique et militaire de l’empire nous en sommes réduits à des données assez vagues. Quel est aujourd’hui le nombre d’hommes dont la Russie pourrait disposer dans le cas d’une guerre offensive ou défensive ? Victorieuse, quelle force pourrait-elle mener à Vienne ou à Berlin ? Vaincue, quelles réserves pourrait-elle opposer à un ennemi triomphant pour couvrir Moscou ou Saint-Pétersbourg ? Que vaut l’armée russe ? Elle a de bons soldats, une excellente cavalerie légère ; mais ses officiers, ses généraux, seraient-ils capables de conduire une guerre scientifique, comme celle que l’emploi des chemins de fer permet et impose aujourd’hui ? Se montrerait-elle encore solide dans la résistance comme à Sébastopol, mais incapable de pousser vivement une attaque, comme elle l’a été, en 1854, dans la campagne du Danube, où les Turcs seuls ont suffi pour l’arrêter ? Quels sont les effets réels de l’émancipation des serfs sur la condition économique de l’empire ? Quelle est sa puissance financière, et de quelles ressources pourrait-il disposer en cas de besoin ? Quelles sont les visées actuelles de la politique russe ? Veut-elle toujours arriver à Constantinople ? De quel œil contemple-t-elle le subit développement de l’empire allemand ? Pourquoi s’est-elle abstenue de toute intervention dans deux guerres qui transformaient complètement la situation de l’Europe ? Pourquoi tout au moins ne s’est-elle pas fait payer d’un prix plus élevé que la liberté de la Mer-Noire sa persistante neutralité, si utile aux desseins de la Prusse ? Est-ce modération, sagesse, calcul ou ambition bien entendue ? Quels sont ses desseins pour l’avenir ? Marchera-t-elle vers l’Inde par le bassin de la mer d’Aral et les monts Indou-Kou, ou bien aspire-t-elle à réunir sous sa loi tous les Slaves occidentaux jusqu’à Prague, Trieste et Posen ? Voilà toutes questions auxquelles je ne sais qui pourrait répondre, et pourtant elles sont du plus puissant intérêt, car l’avenir de l’Europe y est engagé.