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indiquent les idées qui s’ajoutent ou s’opposent l’une à l’autre, les gradations et les antithèses. Par cette savante construction de la période, Isocrate arrive à ce que nous appelons le nombre oratoire, qui est très distinct du rhythme poétique ; le nombre donne à la prose une harmonie propre, moins mécanique, plus libre, plus difficile à définir que celle des mètres prosodiques, — mais dont les effets discrets et variés ne touchent pas moins vivement une oreille délicate. — Chez Andocide et Lysias, on remarque parfois déjà des phrases d’un ample développement ; on y voit naître le sentiment de l’harmonie et de la cadence qui conviennent à la prose oratoire ; mais ce ne sont encore là que des rencontres heureuses. C’est bien à Isocrate que revient l’honneur d’avoir découvert les lois de la période et du nombre, de les avoir appliquées d’une manière aisée et suivie, et de les avoir enseignées à ses contemporains. Ajoutez à cela un soin scrupuleux, on peut même dire méticuleux, apporté au choix des mots, une application continue à rendre les nuances les plus fines de la pensée grâce à l’exacte propriété des termes, et, quand même vous ne pourriez goûter le plaisir de lire dans l’original la prose attique, vous comprendrez ce que la langue dut à Isocrate, et quels furent ses mérites comme écrivain.

Isocrate ne s’est guère servi de son merveilleux instrument que pour exprimer les idées communes de son siècle, le fond de ses écrits n’a plus pour nous qu’un intérêt historique, et avant qu’il eût disparu de la scène, d’autres profitaient pour le dépasser des exemples qu’il avait donnés. Platon lui-même, malgré la hauteur et l’originalité de sa pensée, a dû apprendre certains secrets du métier chez cet Isocrate dont il fait dans le Phèdre un si vif éloge ; mais ce sont surtout les orateurs qui viennent s’instruire à cette école. Si Lysias, avec sa phrase plus leste et plus courte, avait pu fournir des modèles parfaits de l’éloquence judiciaire telle que l’entendaient les Athéniens, il faut à la grande éloquence politique plus de souffle et plus d’espace. Or la phrase de Démosthène et de ses plus brillans rivaux, les Eschine et les Hypéride, n’est autre chose que celle d’Isocrate, remplie d’idées plus neuves et plus fortes, échauffée et colorée par la passion. C’est ainsi qu’en tout temps, avant les hommes de génie, on voit paraître les hommes de talent qui déblaient et ouvrent la voie, qui préparent les matériaux. L’erreur d’Isocrate a été de se croire un philosophe et un politique, de se figurer qu’il écrivait, lui aussi, pour la postérité ; il n’était qu’un industrieux et habile ouvrier dont le rôle se borne à dresser le moule où d’admirables artistes feront ensuite couler à flots le métal en fusion, le bronze de leurs immortelles statues.


GEORGE PERROT.