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Isocrate paraît avoir voulu profiter de ces circonstances, et, pendant ces premières années de la démocratie rétablie, avoir tenté de faire concurrence à Lysias. En effet, les plaidoyers judiciaires qui nous ont été conservés dans la collection de ses œuvres appartiennent tous à cette époque ; il y en a six qui se placent entré 402 et 390. Or il est difficile d’admettre que ce soit là un pur hasard : on pourrait le penser, si nous avions perdu beaucoup des ouvrages d’Isocrate ; mais nous possédons tous ceux que nous citent les anciens, à l’exception d’un seul, l’éloge de Gryllos, fils de Xénophon. Il semble plus probable qu’Isocrate écrivit d’autres plaidoyers que ceux qui sont arrivés jusqu’à nous ; lui-même n’attachait pas d’importance à cette partie de son œuvre, et la plupart de ces derniers discours n’ont pas été conservés. Ce qui demeure établi, c’est que, pour donner un échantillon de la manière d’Isocrate, avocat et rival de Lysias, les éditeurs alexandrins durent aller demander à cette période de sa vie quelques spécimens de ce qu’il avait produit dans le genre judiciaire. Pourquoi Isocrate ne persévéra-t-il pas dans cette voie ? Il est facile d’en deviner les raisons. Isocrate sentait bien que ce n’était pas là sa vocation ; il ne s’appliquait à cette tâche qu’à contre-cœur, par intérêt et par raison. A l’école de Socrate, auprès d’un Xénophon, d’un Cébès, d’un Euclide, d’un Platon, il avait pris le goût des idées générales, il avait conçu le désir et le projet de consacrer toutes les ressources de son art au service de la sagesse et de la vertu, d’employer l’éloquence à rendre les hommes meilleurs et plus heureux. Fallait-il, quand il se sentait dans toute la force de l’âge et du talent, renoncer à ces hautes visées ? n’était-ce point déroger que de se mettre aux ordres du premier venu, de ses convoitises et de ses passions ? En admettant qu’il ne défendît que des causes justes, n’avait-il pas mieux à faire que de se fatiguer et de s’user à de pareilles fadaises ? Il faut entendre de quel ton dédaigneux, dans le Panathénaique, écrit bien des années après, au terme de sa carrière, il parle de ceux « qui se sont voués aux petites choses, à la discussion des contrats privés et d’autres bagatelles. »

Ce qui devait achever de dégoûter Isocrate du genre judiciaire, c’est qu’il n’y réussissait qu’à demi, qu’il ne pouvait guère espérer y atteindre le premier rang. Honnête, sincère, animé des meilleurs sentimens et d’une généreuse ambition d’esprit, il n’en avait pas moins une vanité des plus chatouilleuses ; il était aussi impatient de la critique, aussi avide d’éloges et d’applaudissemens qu’un poète ou qu’un musicien. Or il dut bien vite reconnaître, aux succès obtenus devant les tribunaux et aux prix offerts par les cliens, que, comme avocat, il n’égalerait jamais Lysias. Dans le Phèdre, l’indulgente amitié de Platon mettait, il est vrai, Isocrate bien au-dessus