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de ces vastes plaines tributaires du Mississipi « la plus belle demeure que Dieu ait préparée pour l’homme après le ciel, » comme l’a écrit, je crois, Tocqueville. Il y a place pour plus de 300 millions d’habitans.

Lorsqu’on étudie les développemens d’une ville, il faut tenir compte de deux choses : de sa position topographique et du caractère des citoyens. Au point de vue de la position, Chicago est des mieux placés ; la ville s’élève au bord des grands lacs, communiquant par eau avec le Mississipi d’une part, avec New-York et le Saint-Laurent de l’autre, et par ce dernier fleuve avec l’Océan, à tel point que les navires partis de Chicago peuvent aller sans transbordement non-seulement jusqu’à Montréal et Québec, mais encore jusqu’à Londres et Liverpool. C’est comme un port intérieur à 1,500 kilomètres du rivage, et pouvant rejoindre le rivage par eau. Vienne en Autriche communiquant intérieurement par des canaux ou des rivières avec Le Havre, Bordeaux ou Marseille : voilà Chicago.

Tout cela ne suffirait pas encore à expliquer l’essor inouï de cette ville, si l’on ne tenait compte de l’énergie indomptable des habitans. C’est ici qu’éclate dans toute sa grandeur le caractère américain. Un jour on s’aperçoit que les maisons au bord du lac s’enfoncent ; l’endroit est du reste marécageux, le sol incertain et mouvant, Le niveau n’existe plus, les rues se transforment en égouts. Que faire ? On exhaussera les fondations sur place, sans changer la maison. Avec des lignes de crics soutenant les murailles maîtresses, avec de forts étais disposés aux angles, on soulève peu à peu un édifice, puis deux, puis dix. Des pâtés tout entiers de maisons sont ainsi exhaussés, sans que les habitans se dérangent. Plus tard, d’autres Chicagois, mécontens de l’exposition de leur demeure, déplaceront la maison tout entière, sur des rouleaux ou une forte charrette traînée par douze paires de colliers. J’ai vu cela à Chicago et dans d’autres villes. La maison roule par les rues, lentement, majestueusement ; restés au dedans, les habitans vaquent à leurs occupations domestiques ; — voyez, la cheminée fume, et le potage est sur le feu.

Voici un autre exemple du savoir faire de ces hommes énergiques. Un jour on constate que l’on manque d’eau potable ; les eaux de la rivière, celles du lac, sont salies par les navires. Fera-t-on un puits artésien ? Il ne donnera peut-être pas assez d’eau. On ira prendre le liquide au milieu du lac, à deux milles du rivage, afin de l’avoir bien pur. On fera un tunnel sous le lac ; l’eau descendra, filtrera par le puits d’arrivée, et sera reçue à terre, par le tunnel, dans un autre puits, où de fortes machines (celles dont il était question tout à l’heure) l’élèveront dans un château d’eau. L’ingénieur de Chicago, M. Chesbrough, m’a montré lui-même ce gigantesque travail qu’il a projeté et exécuté, et qui n’était pas encore terminé en 1867.

Nous avons dit que Chicago était devenu le plus grand marché de céréales qui existe au monde. Les grains arrivant par le lac ou les