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pulation avait assisté à ce navrant spectacle avec cette curiosité brutale et impassible qui caractérise les Américains au milieu des plus grands désastres. Bien qu’il ait suivi le premier à un intervalle si rapproché, le second incendie a une cause toute distincte. Le dimanche soir 8 octobre, un enfant, éclairé par une lampe à pétrole, trayait une vache dans une étable ; l’animal d’un coup de pied renverse la lampe, l’huile minérale prend feu, la litière s’enflamme, et, quelques minutes après, le feu, gagnant de maison en maison, menace d’embraser toute la ville.

Comment en Amérique, où tout est si bien prévu pour parer à de tels sinistres, où, sur un signal donné par un guetteur qui veille au sommet d’une tour, toutes les pompes à vapeur se mettent à la fois en mouvement et luttent entre elles à qui arrivera la première, à qui lancera la plus forte gerbe, comment a-t-il pu se faire que l’incendie de Chicago ait pris tout à coup de si vastes proportions ? D’abord les pompiers, fatigués, exténués par le feu qu’ils venaient à peine d’éteindre, étaient à bout de forces ; ensuite, par une de ces fatalités qui ne se présentent que trop souvent dans les calamités humaines, les magnifiques travaux hydrauliques qui amènent à Chicago l’eau du lac Michigan étaient en réparation, et les machines ne pouvaient pas fonctionner, ce qui a fait croire un moment à New-York et en Europe, sur la foi de télégrammes incomplets, que ces travaux avaient été tout d’abord détruits. Troisième et quatrième incidens non moins déplorables : quand l’incendie de Chicago s’est déclaré, on sortait à peine d’une sécheresse d’un mois, et tout à coup, au milieu du sinistre, un de ces ouragans qui éclatent subitement en automne dans les vastes prairies de l’ouest et causent sur les grands lacs de véritables tempêtes comme en pleine mer s’est déchaîné sur la ville. Il n’en fallait pas davantage pour activer cet incendie sans exemple dans l’histoire, et qui laisse bien loin derrière lui le fameux incendie de Londres de 1666.

Tout a été la proie des flammes. La partie de la vieille ville, — une vieille ville âgée à peine de quarante ans, — où l’incendie a commencé, bâtie en bois, a été brûlée immédiatement. Dans la ville neuve, le pavé des rues, le pavé en bois goudronné, si cher aux Américains (Nicholson’s-pavement), alimentait le feu ; « c’était, dit un témoin oculaire, comme un fleuve de flammes, de plusieurs milles de long, qui s’avançait inexorable. » Ce fleuve infernal enveloppait les maisons, faisait cuire les briques et la pierre, calcinait tout, renversait tout. Ni les constructions en fer à l’épreuve du feu, ni les maisons les mieux défendues, n’ont pu résister. Un instant les habitans, dans un élan de suprême énergie, ont pétardé des îles tout entières d’édifices pour faire la part du feu ; rien n’y a fait. La pluie seule, tombant à torrens le troisième jour, a pu éteindre le brasier ; il ne reste à la place des quartiers brûlés qu’un espace vide de neuf milles carrés. — Au milieu du désordre général, quelques bandits, qui essayaient de piller, ont été pris par les citoyens