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qui les a démenties, qu’on a toujours quelque peine à comprendre comment un peuple intelligent a pu si étrangement s’abuser, et courir au-devant de 93 la tête pleine d’idées flatteuses et de rêves enchanteurs. Remarquez-le bien, ce n’était pas alors comme aujourd’hui l’erreur factice et intéressée de quelques-uns, c’était la naïve méprise de tous ; on abondait avec l’effusion d’une entière bonne foi dans la joie de ces brillans présages. Providence des grands et des petits, appelée par les privilégiés aussi ardemment que par les déshérités, la révolution devait résoudre les difficultés, combler les exigences : sa panacée allait guérir tous les maux ; chacun la façonnait à son image et la chargeait de réaliser son utopie personnelle. Tout le monde y voyait quelque chose à gagner, personne n’y voyait quelque chose à perdre : loterie magnifique où tous se flattaient d’avoir un bon billet. Il n’était pas jusqu’au parti de la cour qui ne l’invoquât par dépit contre des ambitions rivales, par ressentiment contre le roi et ses ministres, pour se venger d’un dégoût et d’un mécompte ; l’inévitable catastrophe devenait la suprême ressource de ceux-là même sur qui elle allait fondre comme un châtiment, et l’on voyait, dans cette infatuation ridicule des égoïsmes d’antichambre, les « talons rouges » attendre des états-généraux l’abaissement du pouvoir central et la restauration de la féodalité.

Le passé était si méprisé qu’on ne s’avisait guère d’y chercher des leçons ; on ne rappelait les dates sinistres des anciennes tragédies de notre histoire que pour faire ressortir la différence absolue des temps et des mœurs. Comment d’ailleurs les révolutions ne se croiraient-elles pas originales, ayant la prétention de tout renouveler ? Deux siècles s’étaient écoulés depuis la ligue, et quels siècles ! Élevé si haut par une suite admirable de progrès, l’esprit humain allait-il brusquement retomber en pleine barbarie ! On avait changé et perfectionné tant de choses depuis le XVIe siècle : on avait adouci les mœurs, orné les esprits, embelli la vie ; la société, transformée par des arts ingénieux, s’était revêtue de brillantes apparences. On s’imaginait que ce travail habile avait atteint et entamé dans son essence la nature même, l’immuable fonds de sauvage perversité ; on allait se convaincre que, si les prétextes changent ainsi que les victimes, la puissance de scélératesse dont les passions en délire sont capables reste entière, et que tout le progrès accompli consisterait à remplacer le fanatisme religieux par un fanatisme sécularisé. Comme tous les Parisiens de 1788, Hardy est optimiste ; malgré son âge et son caractère réfléchi, le mouvement général de confiance et d’enthousiasme l’a gagné, il bat des mains aux première signes de force que donne la révolution, il célèbre le 14 juillet, se félicite des