Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hardy ; son imagination en demeure frappée. « Je vois encore, dit-il, enfoncer à coups de pinces de fer la porte d’un boulanger qui était vis-à-vis de ma maison. Un grand et fort homme en veste grise, portant un chapeau rabattu et presque blanc de poussière, se distinguait par sa fureur et paraissait conduire toute la bande… » Manifestement l’apparition du « grand et fort homme » donne le frisson à notre observateur ; il a vu et presque touché le spectre de l’émeute. Soyons justes envers les trembleurs de ce temps-là ; ils étaient du moins conséquens : jugeant le roi nécessaire, ils avaient le bon sens de respecter le roi.

Un dernier trait achèvera cette peinture, dont les couleurs sont empruntées à l’histoire la moins suspecte. Le bourgeois de Paris au XVIIIe siècle a la philosophie de sa condition. Ce n’est point un ambitieux inquiet, un vaniteux aigri ; loin de se tenir humilié de n’être qu’un bourgeois, il en serait plutôt fier, à la façon d’un sujet anglais ou d’un citoyen romain. Son esprit est tourné à voir ce qu’il a et non ce qui lui manque. Dans aucun de ces quatre auteurs de mémoires, vous n’apercevez trace des jalousies rancunières et des convoitises haineuses qui allaient bientôt, comme une peste publique, envahir et gâter la nation ; leur tranquille sagesse est pure de tout ferment malsain. Nous connaissons la candeur et le désintéressement de Hardy. Le journal de Barbier respire d’un bout à l’autre la bonne humeur ; ce sont les mémoires d’un homme heureux : vrai type du satisfait, il est aussi content des autres que de lui-même. Marais, homme de talent, jouit de l’estime qu’il inspire ; il vit tout glorieux dans la pénombre de quelques amitiés illustres, et c’est à peine si l’ambition académique, imprudemment allumée dans son cœur par les promesses du président Bouhier, le trouble un instant de ses fumées. Sans doute, lorsque le soir venu ces bons bourgeois écrivent à huis-clos sur leurs registres et causent la plume à la main avec eux-mêmes, leur verve se donne carrière parfois aux dépens de la noblesse : ils ne se refusent pas la satisfaction de médire du fracas qui les étourdit et du scandale qui les révolte ; mais dans ces épanchemens si intimes, où toute réticence est inutile, vous ne rencontrez à aucun moment l’invective passionnée, virulente, la tirade à la Figaro, — il n’y a point là un trop-plein de fiel et de colère qui brûle de se répandre. Ils ne roulent aucun projet de vengeance et de destruction. Serait-ce que, tout en sentant l’injustice du privilège et l’orgueilleuse suprématie de la naissance, ils en portent légèrement le poids ? ou plutôt le secret de leur modération n’est-il point dans la dignité même de leur indépendance ? Maîtres chez eux, ayant conscience de la supériorité croissante des races sérieuses sur les races frivoles, ils tenaient la noblesse à distance, et ne songeaient pas plus à lui faire la guerre