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Jésus-Christ « notre auguste rédempteur, » il croit au Dieu « protecteur des empires ; » l’Essai sur les mœurs ne l’a pas détaché de la philosophie de Bossuet et de la politique du Discours sur l’histoire universelle. Ne croyez pas que ce soit là une fidélité isolée et discréditée ; les sentimens professés par Hardy conservaient alors, à Paris même, dans le peuple et la bourgeoisie, un reste d’empire moins affaibli qu’on ne le suppose généralement. Le fait suivant, si peu important qu’il soit, nous est un indice de cette force durable des croyances et de cette longue impression de respect qui ne céda pas sans peine à la persévérance de l’attaque et de la dérision. En février 1766, le roi Louis XV, chargé des hontes publiques et privées de son règne, traversait le Pont-Neuf au sortir d’un lit de justice tenu au parlement. Un prêtre portant les sacremens au gouverneur de la Samaritaine croise le cortège. Le roi descend de carrosse et se met à genoux sur le chapeau d’un officier de sa suite, « quoiqu’il fît ce jour-là, dit notre chroniqueur, des boues prodigieuses ; » le prêtre, s’étant arrêté, donne au roi la bénédiction. « Ce trait fut admiré de tous les témoins et applaudi par des cris redoublés de vive le roi ! » Observez ici la différence des temps : ce qui rendra Charles X impopulaire en 1829 ramène à Louis XV la faveur publique en 1766. Hardy déteste les philosophes, « ces héros et ces coryphées de l’impiété moderne ; » il a du moins le bon goût de ne pas les insulter : il n’en dit rien, et la république des lettres semble un pays fermé pour lui comme pour Barbier. On peut lire cependant d’intéressans détails dans son journal sur le retour de Voltaire en 1778 ; nous y trouvons la contre-partie des récits enflammés que nous ont laissés Grimm, La Harpe et Marmontel. Hardy est loin de ressentir de pareils transports : il se tient à l’écart, regarde passer l’ovation irritante et le tumulte ennemi ; il est de ceux qui protestent par de secrets murmures : « c’est un délire, une idolâtrie inconcevable ; on ne s’entretient, on ne rêve partout que du poète Voltaire. » L’homme des vieilles croyances et des respects traditionnels se sent menacé par l’explosion de ce triomphe qu’il est contraint de subir et qu’il avoue. Sur le même rang que les philosophes, sa haine a placé les jésuites et tout le clergé ultramontain. Chrétien convaincu, il touche par un point aux incrédules, aux railleurs, aux encyclopédistes : comme tout Paris, il est anti-clérical. Son langage a même une âpreté qui manque à ses devanciers : ceux-là riaient, lui, il gémit et s’indigne, — les violences qui désolent l’église lui soulèvent le cœur. Dénonçant avec amertume « la noire cabale des soi-disant ci-devant jésuites, » il flétrit les vices des prélats grands seigneurs et le despotisme des prélats persécuteurs ; il plaint leurs victimes, « ces personnages pieux, savans et respectables, accusés depuis près d’un siècle d’une hérésie purement