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classe. Homme excellent et de noble instinct, en qui le point d’honneur prime toujours la question d’argent ; il était aussi de cette race inquiète d’esprits très français qui aiment le fracas des événemens et l’orage des passions publiques. Ils ont la fièvre de l’intérêt général, ils s’y dévouent en idée, faute de mieux ; leur imagination habite les espaces indéterminés où se développent les péripéties des grandes affaires. Sans doute il serait malséant d’appliquer à cet observateur sérieux et instruit le mot de Voltaire sur « les grimauds qui gouvernent l’état du haut de leur grenier ; » lui, il a passé sa vie à sa fenêtre pour voir comment l’état était gouverné. De cette curiosité persévérante il est résulté un amas énorme d’informations et de documens devant lequel a reculé la Société de l’histoire de France ; entre tant d’auteurs de mémoires aujourd’hui révélés, le libraire est le seul qui n’ait point trouvé d’éditeur. On l’a même si peu lu, qu’on n’a pas su découvrir dans le manuscrit son nom et sa signature, qui pourtant s’y trouvent ; on a tenté de le dépouiller de sa propriété littéraire pour en gratifier indûment un inconnu. Faisons-lui l’accueil dont il est digne, et rendons-lui, avec le titre de son œuvre, le rang qui lui appartient à côté de ses devanciers. Voyons comment un Parisien, élevé dans les anciens principes, mais depuis trente ans mêlé par goût aux agitations du siècle, un représentant de ces classes moyennes, sur lesquelles passait alors un souffle de tempête, a jugé les débuts de la révolution. Supérieur à Barbier par la gravité du caractère et par la facilité du style, Hardy ajoute une nuance nouvelle à la physionomie historique du bourgeois de Paris.


II

Au milieu du XVIIIe siècle, le bourgeois de Paris n’est pas encore libre penseur ; il le devient, mais lentement, et non sans résistance. Le premier sentiment que lui inspirent ces philosophes dont la gloire fait rumeur autour de lui, c’est une curiosité ombrageuse où domine l’hostilité. — L’ironie voltairienne lui échappe par sa finesse, lui déplaît par son audace. Cette manière dégagée d’affronter les sujets défendus, cette science mondaine et cosmopolite qui profane de clartés irrespectueuses le sanctuaire théologique, tout cela le déconcerte et le blesse ; les plus enracinées de ses croyances ou de ses habitudes se soulèvent contre la témérité des novateurs. Il a peu lu d’ailleurs les écrivains du jour, il les connaît par ouï-dire et les juge sur le fracas de leur célébrité ; mais, si le bourgeois de Paris résiste encore au scepticisme agressif, il s’en faut bien qu’il soit un croyant soumis et satisfait. Il a de l’humeur contre le dogme et prend des libertés avec la pratique ; il poursuit de son aversion la plus franche le fanatisme persécuteur :