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LES DEUX ALLEMAGNES. 15

appétit, de muscles solides et d’une complexion moins éthérée. Sous ses coups, qui tombent drus comme la grêle et perçans comme l’acier, s’évanouit ce fantôme de l’idéalisme allemand nourri de rosées et de pleurs, suspendu entre ciel et terre, que Mme de Staël crut apercevoir un soir dans le crépuscule sur les bords de la Sprée.

Pour lui, c’est juste l’opposé qui est le vrai ; tout son livre est la démonstration de la thèse contraire, livre étincelant de verve et de folle gaîté. Cette note même est déjà une contradiction piquante avec l’enthousiasme mélancolique de Mme de Staël ; mais ce n’est là que l’expression sensible d’une contradiction fondamentale. Le point de vue presque unique où se place Henri Heine dans son histoire de l’Allemagne depuis Luther jusqu’à Hegel, c’est celui d’un immense réveil de la nature tyrannisée, étouffée depuis si longtemps par la conspiration des philosophes spiritualistes et des religions. Il nous assure que l’on ne peut rien comprendre à l’Allemagne, si l’on n’accepte pas d’abord ce point de vue : toute l’histoire intellectuelle de l’Allemagne lui paraît converger vers ce but unique, l’avénement du naturalisme, dont Hegel a été l’obscur révélateur, dont Luther, Kant, Fichte, Schelling, ont été les prophètes inconsciens, et qu’ils ont tout au moins préparé par les grands mouvemens intellectuels qui portent leur nom. Chacun de ces mouvemens n’a été qu’une étape vers l’affranchissement définitif des vieux dogmes, la vraie révolution dont l’Allemagne seule a le pressentiment, parce qu’elle doit en avoir la direction et le profit.

Avec Luther, homme de tempérament germanique et de rudesse plébéienne, la chair, meurtrie par les chaînes, par les cilices, par le jeûne, mortifiée par le célibat, reprend enfin ses droits naturels ; « le prêtre redevient homme, prenant femme et montrant au grand jour ses enfans. » C’est par de tels coups de pinceau que Heine nous retrace ces événemens d’idée qui ont si profondément changé l’Allemagne. Le plus grand de tous, c’est l’apparition de la Critique de la raison pure. Ce n’est rien moins que le 21 janvier du déisme : Emmanuel Kant est le Robespierre de la révolution nouvelle. Voyez les jeux bizarres de la nature. Elle semblait avoir créé ces deux hommes pour être des bourgeois ; mais la fatalité en décida autrement, elle jeta à l’un un roi, à l’autre un Dieu. Puis apparaît Fichte, comme parut Napoléon quand la convention eut démoli le passé. Napoléon et Fichte représentent tous deux le grand moi souverain, pour qui la pensée et le fait ne sont qu’un ; mais leurs constructions colossales ne peuvent pas durer, elles s’écroulent par la même cause, les écarts de cette même volonté illimitée qui les avait fait surgir du néant. Quant à Schelling, il recommence l’œuvre de Fichte,