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rez-de-chaussée n’arrive qu’à fleur de terre. Un petit canal conduit du Loch-Fine jusqu’à la porte du château, que baigne parfois la marée haute; un yacht à vapeur toujours prêt à partir est amarré au perron et attend les ordres de son maître, le duc d’Argyle.

La nuit était tombée quand je fus près du château; le silence n’était troublé que par le clapotement de l’eau contre les flancs du bateau à vapeur, par le bruit du feuillage ou par le cri de quelque rare oiseau. Les voix de matelots qui levaient une ancre dans le port d’Inverary arrivaient à peine jusqu’à moi. Je m’appuyai sur le garde-fou du fossé; par l’une des fenêtres gothiques, mon regard plongeait dans la grande halle du premier étage. Elle était faiblement éclairée par une lampe posée dans un coin, qui projetait sa lueur sur la figure d’un très jeune homme et sur le livre qu’il tenait à la main. Les boucles dorées de ses cheveux étaient ramenées en arrière et flottaient abondantes sur ses épaules, contrairement à l’habitude anglaise; il appuyait la tête sur sa main droite et paraissait absorbé dans sa lecture. Cette belle figure, que la lampe éclairait doucement et dont les traits délicats s’animaient sous l’influence de la lecture, avait quelque chose d’immatériel. Tout son être exprimait le même calme qui planait sur son château, sur sa forêt, sur tout son domaine.

C’était le duc d’Argyle. Fuyant le bruit de la capitale, il se retire souvent dans sa chère solitude, dans cette solitude qui est, dit-on, « la mère des plus nobles résolutions. » Ses aïeux régnaient sur ce pays comme chefs des clans environnans. Si ces choses ont changé, la déférence traditionnelle s’attache encore à la personne du jeune duc, et il est toujours considéré comme le seigneur du pays. Il jouit avec esprit de son immense fortune; l’aisance règne dans ce coin de terre qu’il a su embellir, et son luxe à lui révèle un goût d’artiste. Le yacht qui l’attend à sa porte l’amène en quelques heures à Glasgow ou bien à Liverpool, et de là il peut en un clin d’œil se trouver à Londres. Après avoir passé sa matinée dans les highlands écossais, livré à ses méditations, il peut le soir prendre part au gouvernement de son pays comme pair du royaume-uni. Investi si jeune d’une si grande autorité, il semble devoir justifier ce privilège, car il donne déjà les plus belles espérances. — Tout ce que la gloire, la puissance, la beauté, l’esprit, le cœur et le savoir ont de séduisant était là réuni dans cette solitude d’Inverary. Je restai bien une heure accoudé sur la balustrade, caché dans l’ombre, à contempler dans l’antique manoir la calme figure du jeune seigneur.

Je songeais à Honnor.


MAURICE HARTMANN.