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laissé se sauver, nous en avions encore pour trois jours à jeûner! Saint Patrick et saint David, et tous les saints d’Irlande, je vous remercie !

Cette pieuse et fervente invocation, sortie de la même bouche qui venait de parler si fièrement des rois ses ancêtres, avait quelque chose de singulièrement touchant. Honnor reprit sa place sur la souche, ramassa un vieux filet qui était à ses pieds, et, pendant qu’elle s’efforçait d’en renouer les mailles déchirées, elle revint à ce qui paraissait être son thème favori.

— Vous a-t-on dit chez vous, sir, commença-t-elle, de quelle façon les O’Neil ont gagné ce pays?

— Non, miss Honnor, je l’avoue à ma honte, je n’en ai point entendu parler. Je sais que les O’Neil ont régné sur ce pays avec gloire, mais j’ignore comment ils l’ont conquis.

— Eh bien ! je vais vous le dire, reprit-elle en laissant retomber à terre le vieux filet usé. — Lorsque, il y a de cela longtemps, — personne ne peut plus calculer combien il s’est écoulé de temps depuis, — les premiers hommes, les premiers tout à fait, arrivèrent dans ce pays, ils y trouvèrent un roi...

— Vous dites, miss O’Neil, les premiers hommes qui sont venus ici ont trouvé un roi?

— Oui, dit-elle avec calme, c’est comme cela; ils trouvèrent un roi. Il leur dit : — Je donne le royaume d’Ulster à celui qui le premier touchera la terre de sa main. Or ils étaient venus par la mer, en bateaux, et ils se mirent tous, sur ces mots, à jouer des rames, car chacun eût voulu être le premier à toucher la terre, afin de devenir roi. Il y en avait un parmi eux qui avait nom O’Neil; il aurait bien voulu gagner le royaume, mais quelques autres, qui avaient le même désir, l’avaient déjà distancé de bien loin. Que fait O’Neil? Il tire son épée, se coupe une main et la jette sur le rivage. Il avait touché la terre avant tout le monde, et il fut roi d’Ulster; c’est de ce héros que nous sommes issus.

Honnor me regarda comme si elle attendait de ma part une remarque. — C’est une histoire merveilleuse, fis-je pour dire quelque chose.

— Une histoire merveilleuse? mais, sir, c’est l’histoire la plus merveilleuse du monde ! Et qu’elle est vraie! cela est attesté par la main que lord O’Neil porte encore dans son blason. Ce blason, ajouta-t-elle, nous appartient au fond aussi; il appartient à tous les O’Neil, mais nous ne nous en servons pas.

Malgré moi, je levai les yeux pour chercher sur les murs des panoplies, des portraits de famille, puis je les ramenai sur Honnor, qui était assise en face de moi et qui souriait avec fierté, presque