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Cependant ces gracieux esprits sont ici relégués à l’arrière-plan, eux et leurs palais de cristal : on en parle à peine. Un rôle plus important est assigné dans les superstitions populaires à la mélancolique Banshee, une espèce de dame blanche du château seigneurial, qui paraît toutes les fois qu’un membre de la famille O’Neil doit mourir. On ne la voit pas toujours, mais l’on entend son cri, lequel, semblable au sifflement de l’ouragan, traverse trois fois les airs, remplit de son écho lugubre tout le pays où cette famille régnait autrefois, et se perd comme un soupir mourant au loin. Shanes-Castle a bien l’air d’une résidence des esprits ; on ne serait guère surpris de voir sortir de ces tourelles une procession de revenans au grand jour, — si on peut parler de grand jour dans ces sombres solitudes.

L’apparition de la Banshee est attendue d’heure en heure, car dans Shanes-Castle réside aujourd’hui le dernier lord O’Neil, vieillard aux cheveux gris. Avec lui s’éteindra le dernier chef de la famille, mais non le dernier descendant de la maison royale d’Ulster, car tous les habitans de ce pays sont des O’Neil, tous sont de sang royal, même ceux que nous avons vus dans cette rue dantesque du faubourg d’Antrim. Étant tous de la famille, ils entendront tous l’appel de la Banshee. Pour les gens du château sera réservé en outre un signe particulier : dans la cour, on voit, fixée au mur, une antique tête de pierre aux sourcils fourrés, aux yeux caves, à la bouche douloureusement froncée ; elle branle depuis longtemps dans sa niche, elle finira par tomber et se brisera ; ce jour-là mourra le dernier O’Neil. Ce pauvre vieux lord, qui, dans son triste manoir dont il ne fait plus réparer les ruines, attend les signes de sa fin, regarde branler la tête de pierre et croit entendre le cri de la Banshee dans le grincement des girouettes, doit couler des jours bien mélancoliques. Il m’inspire de la pitié ; ce coin de terre n’est pas fait pour l’égayer, je l’ai bien senti quand j’étais assis à l’extrémité de la jetée, abîmé dans mes rêveries, qui prenaient malgré moi la teinte sombre des eaux profondes. Il y a de ces paysages mornes qui alourdissent la pensée, où l’on se sent peu à peu envahi par toutes les superstitions, et comme pétrifié sur place. Je secouai ma torpeur et me levai. La dernière voile avait disparu dans les brumes de l’horizon, les nuages étaient descendus plus bas, les vagues et les sapins du rivage me semblaient devenus plus noirs. Au large, je vis un canot solitaire dans lequel se tenait debout un homme occupé à retirer de l’eau un grand filet de pêcheur.

Je m’en retournai. Au point où la jetée se rapproche des groupes d’arbres vers lesquels je me dirigeais en revenant sur mes pas, elle longe une pelouse étroite qui la sépare d’une petite baie. Une lé-