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partout vous voyez tendues des mains maigres, osseuses, avides. Il est vrai que, lorsqu’on a visité les régions de l’ouest ou seulement les marais de Castleblanay, on est déjà habitué à un pareil spectacle. Il faut avoir vu ces cabanes d’où le toit a été enlevé par ordre du propriétaire, et qui, par centaines, au milieu des marais ou d’arides champs de pommes de terre, tendent leurs pignons dénudés vers le ciel comme des bras supplians ; il faut avoir vu ceux qui en ont été chassés, errant sans gîte, l’homme, la femme et une longue file d’enfans, comme des oiseaux dont le plomb a brisé l’aile, nus, malades, les symptômes du typhus écrits sur la figure, à travers les sables des champs ou les marécages humides ; alors les faubouriens d’Antrim vous semblent des gens heureux.

En sortant de la rue, on croit passer de la nuit à la lumière, car elle donne sur une prairie bordée par des bocages et des buissons en fleurs : tout au fond resplendit la surface du lac. La prairie, les buissons, les bocages, sont les derniers prolongemens du parc de Shanes-Castle, qui entoure le Laugh-Neagh, du côté du nord, de ses bras de verdure. De ce point la vue est encore bornée ; j’enfilai la jetée qui s’avance fort loin dans le lac, et je vis s’agrandir l’horizon d’une façon merveilleuse. Du côté du sud, ce lac, qui baigne les pieds de cinq comtés, semble se perdre dans l’infini comme la mer : ni montagne, ni forêt, ni maison qui en marquent les limites ; les rares voiles que l’on voit cingler dans cette direction semblent partir pour un voyage de long cours, et les brumes où elles s’enfoncent cacher une terre inconnue. Le rivage nord est seul animé par l’immense parc que les lords O’Neil, les seigneurs du pays, ont jadis fait sortir des sables. Vu du lac, il ressemble plutôt à une forêt boréale, à une ténébreuse retraite de druides. Shanes-Castle, le château des O’Neil, dont les tourelles et les gothiques croisées dominent le parc, et qui, détruit en partie par l’incendie, surveille le lac de ses yeux caves, ne contribue guère à égayer le paysage. Les eaux du lac étaient sombres, presque noires, et ce n’était pas la faute des nuages qui, ce jour-là, voilaient le ciel ; le lac est toujours ainsi, et le peuple l’appelle the Black-Water, l’eau noire. On s’y sent comme transporté dans un pays mythologique. La légende chrétienne veut que le lac Neagh soit l’œuvre de Satan. Un jour, se voyant frustré d’une âme qu’il croyait déjà tenir, dans sa fureur il arracha un lambeau de terre et le jeta dans la mer d’Irlande ; il en résulta ici un lac, là, l’île de Man.

On pense bien qu’ici comme partout ailleurs le fond des eaux est habité par les aimables elfes, ces anges à demi déchus qui, pour s’être tenus à l’écart pendant la lutte des anges de lumière et des partisans de Lucifer, ont été exilés sur la terre, entre ciel et enfer.