Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LES DEUX ALLEMAGNES. 9

dans les domaines de l’esprit, la mobilité de son humeur interrogante, l’effet de tourbillon qu’elle dut produire sur les écrivains allemands, habitués à d’autres allures.

Schiller en conçut plus d’une fois un dépit assez vif ; pardonnons-lui un peu de mauvaise humeur. En l’absence de Goethe, retenu pour quelques semaines à Iéna, il était obligé de faire à Mme de Staël les honneurs de la littérature allemande, de la suivre, — au galop et en soufflant un peu, — à travers monts et vallées dans ses excursions intellectuelles, de soutenir contre elle en français, dans une langue qu’il parlait mal, les principes de son esthétique, — qu’il appelait sa religion, — et cela dans quel moment ! Précisément dans ces heures d’inspiration où son âme se livrait tout entière au grand souffle héroïque et alpestre de Guillaume Tell « Le démon m’amène ici la philosophe française, écrivait-il à Kœrner ; c’est bien de toutes les créatures vivantes que j’ai rencontrées la plus mobile, la plus prête au combat et la plus fertile en paroles. Et, comme par-dessus le marché je ne m’exprime pas facilement en français, j’ai réellement de rudes heures à passer. » Mais ces bourrasques ne durent pas ; le naturel de Schiller, qui est la générosité même et la justice, reprend le dessus : « c’est aussi la plus cultivée, la plus spirituelle des femmes, et, bien qu’elle nous arrive subitement du fond d’un autre monde comme une apparition inattendue, on est obligé pourtant d’estimer et d’honorer hautement cette femme pour sa belle intelligence, son esprit libéral et si ouvert de tant de côtés. »

Tel est aussi le dernier jugement de Goethe après quelques jours de gêne, d’agacement, et après quelques épigrammes, vengeance innocente pour les heures perdues et les conversations trop françaises à son gré. Personne n’a loué en termes plus dignes et plus nobles, dans une page définitive, le projet poursuivi par Mme de Staël de faire connaissance avec la société allemande, de la coordonner, de la subordonner à ses idées, de s’éclairer sur les questions sociales, de pénétrer et d’approfondir avec son grand esprit de femme les idées les plus générales et la philosophie elle-même. « En somme, ajoute Goethe, nous devons bénir cette gêne passagère qu’elle nous a donnée et ce conflit des individualités nationales, qui nous semblaient alors incommodes et tout à fait inutiles. » Voilà le jugement réfléchi, celui qui restera, — et c’est justice. — Schiller, Goethe lui-même, ont dû le premier essor de leur nom, le rayonnement de leur gloire en Europe, à ce noble pèlerinage de la pensée et de l’art qui les troubla plus d’une fois tous deux, l’un dans son consciencieux travail et sa religion d’artiste, l’autre dans la sérénité de sa vivante apothéose.