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8 REVUE DES DEUX MONDES.

phantes, des expédiens ingénieux substitués à des raisons sérieuses, la vivacité de la raillerie française toujours prête à couvrir les défaites, voilà ce que l’on redoutait dans la célèbre visiteuse attendue à Weimar. Ce n’est pas la première fois que le génie, même sûr de lui, a eu peur de l’esprit.

C’était une mauvaise condition pour bien voir un pays nouveau, pour étudier une civilisation et une littérature inconnues. Mme de Staël voyageait en souveraine, en sultane de la pensée, comme on l’a dit. Or on sait ce qu’est fatalement le voyage d’un souverain. Dans les pays qu’il visite comme dans le sien, un pareil voyage ne peut être qu’une brillante fiction. On ne laisse apercevoir au royal visiteur qu’une partie de la réalité, et encore tellement ornée qu’elle n’est plus reconnaissable. Cela rappelle ces peintures et ces décors représentant des cultures heureuses et des villages absens, pure fantasmagorie d’une prospérité artificielle étalée devant les yeux de la grande Catherine à travers les steppes et les marais de la Crimée. La réalité vraie échappe dans de telles circonstances au désir le plus sincère de s’éclairer. Les souverains, — ceux de l’esprit comme les autres, — portent avec eux une atmosphère d’illusion à laquelle bien peu ont su se soustraire.

Mme de Staël n’y put échapper. Elle ne vit que ce qu’on voulut bien lui laisser voir. Schlegel, son cicérone habituel, aida de toutes ses forces à cet innocent mensonge ; il faut dire que, sans le vouloir et sans le savoir, Mme de Staël y aidait elle-même. Partout où elle allait, elle apportait son esprit plutôt qu’elle ne s’appropriait celui des autres. Elle avait trop d’idées en fermentation pour avoir le sang-froid de l’observateur. Elle ne parvint pas, malgré sa bonne volonté, à se déprendre d’elle-même, de ses formes et de ses habitudes d’esprit. Il y a sans doute bien de l’exagération dans les peintures que trace de ce voyage célèbre son impitoyable critique, Henri Heine, quand il nous la représente passant les savans en revue à la façon de Napoléon. « Comme celui-ci abordait les gens avec ces questions brèves et soudaines : quel âge avez-vous ? combien d’années de services ? de même Mme de Staël demandait brusquement à nos savans : quel âge avez-vous ? êtes-vous kantien ou fichtéen ? qu’est-ce que vous pensez des monades de Leibniz ? — et autres choses pareilles, sans même attendre les réponses, tandis que son fidèle mameluk, Guillaume Schlegel, inscrivait les noms sur ses tablettes, dans la liste des élus qui seraient décorés de quelque citation louangeuse, pour ainsi dire d’une croix d’honneur littéraire, dans le livre de l’Allemagne. » Ces plaisanteries et d’autres de ce genre n’ont assurément qu’une valeur secondaire ; elles marquent cependant assez bien la rapidité du passage de l’illustre voyageuse