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LES DEUX ALLEMAGNES. 7

rando qu’elle apprend l’allemand. En 1802, à plusieurs reprises, elle se montre très préoccupée du système de Kant, qu’elle ne connaît que par l’exposition superficielle de Villers. C’est en 1803 que le projet considérable de faire connaître l’Allemagne à la France paraît arrêté dans son esprit, c’est depuis cette époque qu’il se développe avec l’intensité croissante d’une idée fixe, c’est aussi l’heure décisive où elle entreprend son grand voyage de découverte, d’exploration aux sources mêmes de cette littérature, qui étaient alors pour la France à peu près aussi inconnues que les sources du Nil.

Ce fut un voyage triomphal. Elle parcourut l’Allemagne, recevant partout des grands écrivains et des cours germaniques les hommages que n’eût pas obtenus une souveraine. Cependant il faut dire qu’au premier bruit de son arrivée et à son approche les grands représentans de la littérature allemande prirent frayeur : Schiller s’inquiète et se plaint, Goethe l’olympien ressent lui-même comme un trouble d’esprit qu’il cherche en vain à dissimuler ; il ne néglige aucune occasion de différer l’entrevue, il ne s’y rend qu’avec hésitation (1). C’est qu’il a le pressentiment d’une supériorité dans Mme de Staël. Ce n’est pas celle des idées ni de l’art qu’il redoute, c’est celle de l’esprit, et particulièrement de l’esprit français. Mme de Staël arrivait précédée d’une grande réputation, non-seulement comme une de ces reines de salon dont le Paris du XVIIIe siècle avait été idolâtre, mais comme une femme d’un grand esprit qui avait su renouveler le prestige de ces royautés éphémères par l’étude et les méditations les plus élevées. Presque depuis son enfance, elle avait eu dans son pays la situation de la femme la plus éloquente de son temps. On n’ignorait rien de ses grands succès, ni de son grand courage au milieu des excès de la révolution ; on savait la part merveilleuse qu’elle avait prise à la renaissance de la société française, l’histoire piquante de son entrevue avec le premier consul, le rôle éclatant d’opposition qu’elle avait soutenu en face de cette toute-puissance trop sûre de sa force, enfin les causes de cet exil que l’Europe changeait en un éclatant triomphe. On devinait les défauts qui devaient être la conséquence et comme la rançon inévitable de ces succès éblouissans ; l’habitude de dominer dans la conversation devait avoir quelque peu gâté ce merveilleux esprit. Il y avait là de quoi faire trembler, non sans raison, les représentans les plus illustres de la nature allemande, si opposée à celle-là. Des saillies trop vives, des réparties trop promptes, une mobilité trop grande d’idées, — l’habitude des discussions triom-

(1) Voyez la Correspondance entre Goethe et Schiller, accompagnée d’études littéraires par M. Saint-René Taillandier ; 2 vol., 1863.