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des occasions qui s’étaient offertes d’échapper au sort que l’on s’est fait en s’éclairant mieux sur le tempérament d’un peuple, sur l’humeur d’une race, sur l’idée que cette nation se forgeait à elle- même de ses destinées, enfin sur la réputation plus ou moins légitime qu’elle avait méritée ou usurpée dans le monde. Il y a des peuples qui valent mieux que leur réputation, il y en a d’autres qui valent moins qu’elle, d’autres qui valent autrement. De là naissent parfois de terribles malentendus qui ont de longs retentissemens dans l’histoire.

I.

Un de ces malentendus sur lequel nous vivions depuis plus d’un demi-siècle, et qui nous a coûté cher, avait été créé, entretenu par la générosité sans mesure de nos écrivains. Je crains que toute l’intelligence, tout l’art et le cœur de Mme de Staël n’aient réussi qu’à nous donner du peuple allemand une idée légèrement chimérique, un idéal, dirais-je plutôt, dont ces prétendus ingénus ont été les premiers à sourire. Les vrais ingénus, c’était nous. Parmi tant d’épreuves et de disgrâces de tout genre, cette dernière nous était réservée. Nous voyons clairement aujourd’hui que tout notre esprit ne servait qu’à rendre notre naïveté incurable en lui enlevant ses deux garanties ordinaires, la défiance de soi et la méfiance des autres.

Rappelons dans quelles circonstances et sous quelles impressions a été composée l’œuvre de Mme de Staël. Nous comprendrons mieux par là comment avec la meilleure volonté d’être vraie, avec l’intelligence la plus pénétrante et la plus vive, elle n’a pu tracer qu’une esquisse incomplète, par certains côtés vague et confuse, plus éclatante de couleur que ferme de dessin, — brillante ébauche de fantaisie plutôt que portrait réel d’un peuple.

Ce n’est ni le talent, ni l’étude, ni le temps qui ont manqué. La période de préparation du livre a été longue et bien remplie. Depuis 1804 jusqu’en 1810, il s’était établi à Coppet une émigration d’écrivains, de savans, une vraie colonie de la littérature germanique. Guillaume Schlegel, qui avait fixé sa résidence auprès de l’illustre châtelaine, était l’introducteur naturel de ses compatriotes, quelque chose comme le maître de cérémonies de la littérature allemande auprès de l’esprit français. Mais l’idée de l’œuvre remonte plus haut. Dès l’année 1800 (1), Mme de Staël annonce à M. de Ge-

(1) Souvenirs épistolaires de Mme Récamier et de Mme de Staël, par M. le baron de Gerando, procureur-général près la cour de Metz, 1868.