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nous donnent ces Américains ! Bien qu’il s’agisse d’une œuvre d’intérêt public, l’action de l’état se montre à peine et n’est sollicitée que pour une très faible part, toutes choses déjà résolues. Par la seule force de l’association, du seul fait de l’initiative privée, ils ont en l’espace d’une année réuni les élémens d’un musée déjà digne d’envie, riche dès ce jour et assuré pour l’avenir d’une fortune sans rivale en Europe. Nous avons vu ici, à Paris, il y a peu d’années, tristement échouer une tentative du même ordre qui répondait à un besoin pressant de notre activité commerciale : un projet de fondation d’un collège des beaux-arts appliqués à l’industrie. En présence de cette apathie du public d’art, c’est l’état, toujours l’état qu’il nous faut implorer ; c’est donc à lui que la fondation du musée de New-York vient donner un avertissement. Sera-t-il entendu ? Dans notre Europe monarchique, l’art a toujours été considéré comme un luxe dont l’entretien appartenait à la couronne. Soit, mais puisqu’il n’y a plus de couronne en France, les hommes d’état qui sont désormais appelés à nous gouverner doivent ne pas perdre de vue qu’aux efforts tentés depuis vingt ans par l’Angleterre vont s’ajouter dorénavant ceux de l’Amérique pour rivaliser avec nous sur le terrain de l’art. Or ce n’est pas seulement notre amour-propre que ces tendances très légitimes viennent menacer, ce sont nos intérêts industriels qui peuvent à un moment donné se trouver compromis. La suprématie de la France en matière de goût fait la fortune de son exportation. Méfions-nous donc des économies qui, portant sur le budget des beaux-arts, se traduiraient à échéance certaine par la ruine de nos industries d’art. Dira-t-on que c’est prévoir le mal de bien loin, que d’ailleurs le sens de l’art est refusé au génie saxon ? Il serait trop facile de répondre, l’histoire en main, par le tableau des décadences accomplies sans remède chez des peuples artistes, par le spectacle des déplacemens imprévus qui se sont produits au cours des siècles dans les centres d’art les plus glorieux.

Le musée de New-York est un premier pas fait dans cette voie ; Boston suivra bientôt, puis d’autres villes, — on sait que ce que veulent les Américains, ils le veulent bien. Aujourd’hui ils veulent devenir artistes. Qui oserait affirmer que les générations issues de celles qui vont importer l’art aux États-Unis ne se développeront pas dans ce sens ? Que leur manquait-il ? L’exemple, la culture. Cette culture acquise n’imprimera-t-elle pas un élan tout nouveau au génie de ce peuple ? Et alors quelle ne sera pas la puissance de l’Amérique industrielle devenue l’Amérique artiste ! Au point de vue de la civilisation, il faut aider à ce mouvement ; au point de vue national, il nous faut lutter, rivaliser avec lui, redoubler d’efforts, si nous avons quelque souci de la suprématie du goût français.


E. CHESNEAU.