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Luther la voix même du Christ. La Bible, qui juge tout, est jugée à son tour par le Verbe, qui se révèle à l’âme du croyant. « Si, dans les débats où l’exégèse n’amène pas de victoire décisive, dit Luther, nos adversaires pressent la lettre contre Christ, nous insisterons sur Christ contre la lettre. » Quand donc la grammaire, cette pauvre science de mots, dont on fait cas d’ailleurs, semble compromettre un article de foi, il faut l’écarter résolument. Le sens des écritures doit être conforme à l’orthodoxie. C’est un devoir de sacrifier partout et toujours le sens grammatical aux impérieuses exigences du dogme.

Mais en vérité il serait injuste de trop insister sur ces contradictions, conséquences nécessaires de l’état psychologique de Luther, qui ne l’ont d’ailleurs pas empêché d’aimer sincèrement la science et de répandre dans ses commentaires de savantes remarques. On trouve surtout des vues d’une grande justesse sur la nature de la langue hébraïque dans une sorte d’épître écrite en 1537 ; à propos du célèbre passage d’Habakuk : « le juste par sa foi[1] vivra, » pierre angulaire du dogme de la justification, Luther remarque que d’après quelques-uns dans l’hébreu il y a non pas : justus ex fide sua vivet, mais ex veritate. Ces gens-là seraient prêts à nier et à condamner la vraie doctrine de la foi, s’ils n’en étaient empêchés par la traduction qu’a faite de ce demi-verset l’apôtre Paul. Les ignorans ! qui ne sait, dit Luther, que rien en hébreu ne répond proprement au mot « foi ? » Les Hébreux en ont un autre, émeth. émouna, « vérité. » En hébreu, la signification de ce vocable « vérité » est tiré de ce qui est solide, stable, assuré, certain, et ce mot se dit également des choses corporelles ou spirituelles. On veut non pas qu’il y ait « foi, » mais « vérité » dans le passage d’Habakuk : foi et vérité ne font qu’un en hébreu.

Il y aurait bien des choses à dire, mais il est exact qu’en hébreu l’idée du vrai se tire de la solidité et de la stabilité. L’absence complète de termes abstraits dans cette langue est caractéristique et devait singulièrement frapper un idéaliste comme Luther. Pour exprimer une idée abstraite, l’hébreu a recours soit à des formes plurielles, soit à des formes féminines dérivant d’adjectifs. Les langues sémitiques n’ont jamais été, comme le sont devenues les langues aryennes, les langues de l’abstraction et de la métaphysique. Aucun type linguistique ne montre mieux combien l’idée pure a peu de part à la formation du langage, et ne prouve avec plus d’évidence que les notions abstraites de l’entendement humain se sont toutes dégagées de formes concrètes et sensibles. Une science d’infinie

  1. Ce n’est pas « foi, » mais « fidélité » qui est dans le texte. Cf. Hitzig, Kurzgefasstes exegetisches Handbuch zum A. T. (Leipzig 1863), p. 260.