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l’Ecclésiastique dans trois semaines, j’espère bien être délivré de cette corvée. » Il est vrai qu’il n’avait aucun goût pour ce livre, dont l’auteur, qui ne sait rien du Christ, lui paraissait un vrai légiste. Enfin en 1534 la première édition de toute la Bible allemande parut chez Hans Lufft.

A partir de cette époque, le patriarche du nord perd de plus en plus son incomparable puissance de travail ; il n’a même pas le courage de donner une édition de ses œuvres. Il aimerait mieux, comme Saturne, dit-il, dévorer tous les enfans de son esprit. Seuls, son traité du Serf arbitre et le Catéchisme lui plaisent encore ; il a de charmans retours d’activité juvénile et de joyeuse ardeur. Ainsi, à propos de la révision de la Bible pour l’édition de 1541, il écrit avec enjouement à Mélanchthon : « En ton absence, nous avons osé revoir Job, les Psaumes, les Proverbes, l’Ecclésiaste, le Cantique, Isaïe, Jérémie. Quand vous reviendrez, toi et Cruciger, c’est à peine si vous trouverez encore Ezéchiel. Tu sais, j’ai été bien malade quand je le traduisis pour la première fois. La même chose arrivera peut-être si vous ne vous hâtez. » Il travaillait seul, en effet, à la révision d’Ezéchiel, mais lentement, à cause de la faiblesse de son cerveau. Il lutte toujours : « Demain, je me mettrai à revoir le Nouveau-Testament, ainsi l’ordonnent nos seigneurs et maîtres les typographes. » Un alanguissement suprême le courbe vers la terre. Son âme tendre et mystique s’abîme en de longues contemplations muettes. Devant ses yeux voilés, le monde des vivans s’évanouit peu à peu comme un vain songe. Plongé dans un recueillement morne, l’apôtre s’entretient en silence avec le Père céleste. Il sait que l’homme né de la femme tombe comme la fleur et passe comme l’herbe des champs. Il a éprouvé le dégoût de la vie. Il a de la cendre dans la bouche et de la nuit dans le regard. « Je demande à Dieu une bonne heure pour partir, écrit-il à Link. Rassasié, fatigué, je ne suis plus que néant. » Il se figure la mort comme un long sommeil pendant lequel nous servons de pâture aux vers de la terre. Au dernier jour, nous nous relèverons sans doute, forts et joyeux, semblables au voyageur qui a dormi toute la nuit et que réveille le souffle du matin. Au reste Luther ne s’est jamais beaucoup préoccupé de la vie d’outre-tombe, de l’immortalité de l’âme, et des questions de ce genre qu’on agite dans l’école. Rien ne resta plus étranger à son idéal moral. Il aima Dieu comme un fils aime son père, sans jamais imaginer qu’il pût y avoir rien au-delà de cet amour. Faire la volonté du Père, s’en remettre de tout à lui seul, n’avoir ni une pensée, ni un sentiment qui ne tende à lui, reconnaître qu’on ne peut rien par soi-même, mais qu’on peut tout en lui et par lui, se donner tout entier, se livrer sans réserve, sans arrière-pensée, avec ingénuité et candeur, comme l’enfant s’abandonne sur le sein de sa