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diable incarné. Il semble bien que c’est à Copernic et à son système que Luther fait allusion dans ce passage des Tischreden : « On fit mention d’un nouvel astronome qui voulait prouver que c’est la terre qui tourne, et non point le ciel ou le firmament, le soleil et la lune. — Ainsi va le monde aujourd’hui, dit Luther. Quiconque veut être habile ne doit pas se contenter de ce que font et savent les autres. Le sot veut changer tout l’art de l’astronomie, mais, comme le dit la sainte Écriture, Josué commanda au soleil de s’arrêter, et non à la terre. » On le voit, c’est l’argument même dont un siècle plus tard l’inquisition romaine se servira contre Galilée, et voilà celui qu’on appelle le précurseur du rationalisme, le père de l’esprit moderne ! Ne nous laissons donc pas ainsi duper par les apparences. Perdons l’habitude de mettre ce grand nom de Luther dans toutes les préfaces et dans toutes les introductions à l’histoire de notre révolution française. Luther en est aussi innocent que Thalès.

On comprend qu’un esprit aussi peu philosophique ait abandonné sans trop de regret Aristote pour la Bible, et les cours de physique et de dialectique pour l’enseignement de l’Écriture sainte. C’est de lui-même, par un choix libre et en vertu d’une véritable affinité élective, que Luther se tourna vers la Bible. Qu’était alors la Bible ? Un livre d’hérétiques. Les Vaudois, Wiclef, Jean Huss, beaucoup d’autres, en Allemagne même, n’avaient-ils pas revendiqué l’autorité absolue de la Bible en matière de foi ? N’avaient-ils pas soutenu que ce livre, traduit en langue vulgaire, devait être mis dans la main de tout le monde ? Tout le mal n’était-il pas venu de la prétention qu’avaient montrée ces esprits orgueilleux d’opposer la lettre même de la Bible aux traditions de l’église, aux conciles, aux papes et aux bulles ? Certes il ne tenait qu’à Luther de n’ouvrir jamais un livre aussi dangereux. A Erfurt, nul ne lui en eût voulu pour si peu, soit dans l’université, soit au couvent des augustins, où il entra en 1505. « Le docteur Usingen, moine augustin, qui était avec moi dans le monastère d’Erfurt, raconte Luther, me dit un jour, en voyant quel goût j’avais pour la Bible et avec quelle ardeur je la lisais : — Frère Martin, qu’est-ce que la Bible ? Lisons plutôt les anciens docteurs qui ont extrait de ce livre tout ce qu’il contenait de vérité. La Bible est la cause de toutes les rébellions. » Les moines ne lisaient pas la Bible. Il y avait cependant à Erfurt des éditions de la Vulgate et des traductions allemandes de ce livre, mais l’étude des sententiaires, des pères, des postilles, des lectionnaires, dispensait de lire les textes mêmes de l’ancien et du Nouveau-Testament.

Les historiens protestans ont même un peu exagéré l’impression qu’aurait faite sur Luther la découverte d’une Bible dans la bibliothèque de l’université. Une vie de Luther ne doit pas s’écrire