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eux-mêmes, n’ont-ils pas aussi eu des serfs ? Qu’est-ce que ces chrétiens qui prennent les armes pour revendiquer ce qu’ils appellent leurs droits ? Osent-ils bien se dire évangéliques ? Ils sont pires que les païens et les Turcs ! Nous devons souffrir l’injustice, telle est notre loi. Ce que l’apôtre écrivait à ses « frères » sous le règne de Néron, Luther le redisait à ses Germains du XVIe siècle. La sédition, l’esprit de révolte, l’instinct niveleur et égalitaire, lui inspiraient une aversion profonde. Il avait vu de trop près les extravagances impies des « prophètes célestes, » les horreurs de la guerre des paysans et les crimes atroces des anabaptistes de Münster, pour n’avoir pas de « monsieur tout le monde, » Herr omnes, comme il disait, une fort mauvaise idée. Il estimait que la plébécule doit être conduite à coups de fouet. Cependant le même homme entendait que les chanoines de Wittenberg pussent supprimer les messes privées et réformer le culte sans même consulter l’électeur. Il déclarait du haut de la chaire qu’il ne faut point obéir à l’autorité civile lorsqu’elle se mêle d’affaires religieuses.

Dans les premiers temps, alors qu’il s’agissait de rendre à l’église la forme qu’elle avait eue au siècle apostolique, Luther répugnait même à la pensée d’astreindre toutes les églises à une règle commune. Quant à l’idée de réunir un concile pour établir l’unité des cérémonies, il la repoussait comme une chose funeste et de mauvais exemple. « Si une église ne veut pas imiter l’autre dans les choses extérieures, qu’est-il besoin de se contraindre par des décrets de conciles qui se changent bientôt en lois et en filets pour les âmes ? » Il avoue que le nom de concile lui était aussi odieux que le nom de libre-arbitre. Plus tard, quand la révolution toute spirituelle accomplie par Luther tomba dans le domaine des faits et devint une institution politique, il fallut renoncer à ces généreuses doctrines. Ce n’est jamais sans déchoir que l’idéal entre en contact avec la réalité. Cette église du Christ qu’il avait délivrée des évêques, l’apôtre de l’Allemagne la vit passer aux mains des princes et des magistrats des villes libres. Depuis la diète de Spire (1526), l’autorité ecclésiastique supérieure appartient de fait à ces « membres principaux » de l’église qui entendent bien amener à l’unité les idées nouvelles, et leur donner une sanction civile ou même pénale. Luther d’ailleurs, il ne faut pas se lasser de le répéter, n’avait point rompu avec la tradition. Loin de vouloir réviser d’une manière radicale et a priori la doctrine chrétienne, il s’en tint pour les dogmes métaphysiques du christianisme aux formules des conciles du IVe au VIe siècle. S’il était permis de parler de « libre examen » à cette époque, surtout à propos de Luther, on pourrait dire que le réformateur s’en réserva l’usage exclusif et ne raccorda pas volontiers aux autres. Ceux-là seuls sont orthodoxes qui pensent comme