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impétueux, s’il n’avait eu la claire conscience que tout son peuple était avec lui ? Il est permis d’en douter. Ce qui est certain, c’est que Luther céda au grand mouvement populaire de son temps beaucoup plus qu’il ne le précipita. Point d’esprit moins révolutionnaire. Toutes les fois qu’il le put, il s’arrêta sur la pente où on le poussait ; mais il ne le pouvait pas toujours. On le vit bien en cette fameuse dispute de Leipzig (juillet 1519), où le savant professeur d’Ingolstadt, le fin et perfide docteur Eck, disputant sur l’étendue du pouvoir papal et accusant Luther de partager les erreurs de Jean Huss, l’amenait à déclarer qu’il ne reconnaissait en effet l’infaillibilité ni des pères, ni des conciles, ni des papes. Après cette dispute, à laquelle tout Leipzig assista, le plus étonné dut certainement être Luther.

Quand l’indépendance et les droits de la conscience n’étaient pas en jeu, l’église n’avait pas de fils plus humble, plus soumis que Luther. Quoi qu’on en ait dit, et malgré l’apparence contraire, Luther n’avait jamais songé à fonder une église rivale de l’église romaine. Jusqu’à l’époque de la confession d’Augsbourg, jamais à Wittenberg on ne se déclara séparé de l’église catholique. L’esprit éminemment conservateur de cet Allemand, amoureux avant tout de l’ordre antique, de la coutume et des traditions, répugnait autant à rompre le lien ecclésiastique que le lien social.

A défaut de cette liberté que nous revendiquons sans cesse, les peuples du nord ont des libertés auxquelles ils tiennent fort, restes d’anciennes franchises, qui assurent et garantissent généralement d’une façon beaucoup plus efficace que nos codes la liberté de conscience, le droit de s’associer pour une œuvre quelconque, le droit de se réunir, de parler, d’écrire et de penser ce que l’on veut. Ces peuples déclarent l’autorité civile incompétente dans les choses de la conscience et de la science. L’état ne leur paraît point avoir qualité pour apprécier les doctrines morales. A la diète de Worms, Luther avait refusé de soumettre sa cause au jugement de l’empereur et des princes. Certes Luther fut le plus respectueux des sujets. Il l’était par tradition, comme un paysan de vieille roche ; il l’était aussi par conscience et par religion. Les hommes ne lui semblant pas assez chrétiens pour être affranchis du pouvoir séculier. Il veut avec l’apôtre que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu, si bien que celui qui fait de l’opposition aux puissances résiste à l’ordre établi par Dieu. Son grand argument contre les paysans révoltés (1524-1525), c’est qu’ils voulaient appliquer à la chair la liberté chrétienne enseignée par l’Évangile. Lisez saint Paul, leur disait-il ; l’empire de ce monde ne peut subsister sans l’inégalité des personnes. Abraham et les patriarches, les prophètes