Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/885

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Manche et de l’Océan ; il fallut pour cela mettre en avant le risque d’une guerre avec l’Angleterre et la nécessité d’établir des communications rapides entre nos ports militaires. En un mot, dans cette période de paix et de travail, alors que dans notre confiance absolue nous pensions être à l’abri d’une invasion dans l’est, on reléguait au second plan les chemins stratégiques, et l’on préférait consacrer le capital de la France à l’extension des chemins que réclamaient avec tant d’instances les intérêts généraux du commerce et de nombreux intérêts locaux.

L’Allemagne était beaucoup mieux préparée que la France quant à la direction stratégique des voies ferrées. Le sud des provinces rhénanes, les deux rives du fleuve et le duché de Bade sont littéralement bardés de rails longeant ou coupant notre frontière de l’est. D’une part, ces chemins de fer, qui mettent l’intérieur de l’Allemagne en communication avec la France, la Belgique et la Hollande, et par ces pays avec la mer, sont nécessaires pour les voyageurs ainsi que pour le commerce, et ils eussent été construits indépendamment de tout intérêt militaire. D’un autre côté, la division même des états allemands, avant que ceux-ci ne fussent absorbés par et dans la Prusse, favorisait la multiplicité des chemins de fer, chaque état tenant à organiser du réseau pour son usage particulier. Enfin, si nous avons commis la faute de ne pas nous prémunir contre l’éventualité d’une invasion allemande, invasion que rendait improbable jusqu’à ces derniers temps la constitution politique de l’Allemagne, les états qui bordent le Rhin s’étaient toujours mis en garde contre le risque d’une invasion française. C’était de ce côté qu’ils organisaient tous leurs moyens de défense, sans même prévoir que ces moyens de défense deviendraient, entre les mains de la Prusse, de formidables moyens d’attaque. Par conséquent, l’Allemagne possédait en chemins de fer des ressources bien supérieures aux nôtres, et il est certain que depuis 1866 le gouvernement de Berlin a usé de toute son influence pour perfectionner, sur le territoire de ses alliés ou plutôt de ses nouveaux sujets, les routes par lesquelles il comptait lancer prochainement contre nous les armées germaniques.

Les publicistes allemands qui ont écrit le récit de la campagne de 1870 n’ont pas manqué de signaler la rapidité avec laquelle les corps d’armée les plus éloignés du théâtre des premières opérations sont entrés en ligne, grâce aux facilités que leur procurèrent les chemins de fer. Lors de la guerre d’Italie, en 1859, nous nous vantions d’avoir transporté en quarante jours une armée de près de 200,000 hommes et de 30,000 chevaux, et l’on félicitait avec raison nos compagnies de chemins de fer d’avoir pu exécuter si